Editorial
C'est bien connu, la Suisse romande est infestée de complotistes acharnés, qui menacent dangereusement, tapis dans l'ombre, l'ordre public et la démocratie.
Il fallait donc que quelqu'un informât le public, qui risquait le pire sans s'en douter le moins du monde. C'est pourquoi M. Serge Michel, directeur éditorial de Heidi.news, a chargé un jeune journaliste, Sami Zaïbi, d'«infiltrer» ce milieu ultra-fermé au péril de sa vie. Le héros de cette redoutable aventure de plusieurs semaines a ramené une moisson d'informations, qui ont débouché, à ce que j'ai cru comprendre, sur la publication d'un témoignage en sept épisodes des plus édifiants. Ça, c'est l'histoire telle qu'on essaie de nous la faire avaler.
En réalité, un James Bond au petit pied s'en est allé espionner des citoyens qui ne se cachent pas et n'ont donc pas besoin d'être «infiltrés», en se faisant passer pour ce qu'il n'était pas; ceci dans le seul but de nuire à des gens qui ne plaisent ni à son employeur ni à lui-même. Et il s'est fait injurier sur internet, le pauvre chéri!
Devant tant de cruauté, M. Serge Michel se devait de voler au secours de sa petite taupe et de justifier les libertés prises avec la déontologie. Il l'a fait sous forme d'une lettre adressée à ses «chères et chers adeptes des théories du complot de Suisse romande et d'ailleurs», dans laquelle rivalisent la condescendance, l'arrogance et la mauvaise foi1.
J'avoue que la première chose qui m'a fait sauter en l'air, c'est le culot dont fait preuve M. Michel quand il ose déclarer dans le plus pur style doctoral: «Vous ignorez le “je ne sais pas” des scientifiques et des journalistes au début de leur enquête. Et cela vous gonfle d'orgueil, d'un sentiment de supériorité face aux “masses manipulées”.»
Il se peut qu'il ait raison. Mais il ne voit pas qu'il se décrit aussi lui-même. Qui croit encore de nos jours que les scientifiques et les journalistes dans leur ensemble sont suffisamment humbles pour professer l'esprit fécond du doute cher à Raymond Aron? Qui croira que Serge Michel n'avait aucune idée préconçue quand il a envoyé son limier espionner la «complosphère» en prétendant que sa démarche correspondait à la jurisprudence suisse et européenne, qui exige que «l'information ainsi obtenue soit d'intérêt public et qu'il n'y ait pas d'autre moyen de l'obtenir»? Comment ose-t-il dire qu'il n'y avait aucun autre moyen d'obtenir les informations qu'il a récoltées via son fureteur? N'a-t-il jamais entendu parler d'internet? Quant à sa noble défense de l'intérêt public, elle se fonde sur des critiques qui relèvent du procès d'intention et de l'idéologie. On notera au passage cette splendide dénonciation d'un comportement qui porte indubitablement atteinte à l'intérêt public et ne pouvait en aucun cas être connu sans l'intervention d'un tricheur: «Vous êtes profondément anti-démocratiques mais n'hésitez pas à faire usage des outils de la démocratie directe.»
De fait, les «complotistes» ont lancé le référendum – qui n'a d'ailleurs pas abouti – contre l'application SwissCovid et organisé des manifestations anti-masques. Sans doute M. Michel aurait-il préféré qu'ils sortent leurs mitraillettes des caches que, à n'en pas douter, ils dissimulent astucieusement dans des endroits inviolables, mais que son petit copain n'a pas découvertes. Quant à lui, il méprise certainement l'espionnage et la délation, mais n'ayant pas d'autres armes à disposition, il en use malgré qu'il en ait. Privilège de journaliste, probablement.
Heureusement, M. Michel reste un fervent défenseur de la liberté d'expression et le prouve dans un post scriptum: «Au cours de notre enquête, nous avons découvert que plusieurs d'entre vous, et notamment C. F.2, votre figure centrale, étiez enseignants, employés par les départements romands de l'instruction publique. Nous n'avons pas l'intention d'attenter à votre liberté d'expression. Mais exposer des enfants à vos théories anti-scientifiques ne nous paraît pas une bonne idée. Nous allons par conséquent interpeller les DIP vaudois et genevois à ce sujet.»
Je vous reconnais le droit de parler, mais je vous dénonce à titre préventif. Tant qu'à faire, autant ajouter l'incohérence à l'ignominie.
Les théories du complot m'agacent. Et pourtant, il y a des jours où je me demande si je ne fais pas inconsciemment partie du cauchemar de Serge Michel: je déteste le masque, je ne me ferai pas vacciner si je puis l'éviter et je ne permets à personne de décider à ma place des applications qui doivent être téléchargées sur mon téléphone.
Où se situe la frontière entre l'indépendance d'esprit et le complotisme?
Mariette Paschoud
2 Bien entendu, le nom figure en toutes lettres dans le texte original.
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