Le plaisir de s'attaquer aux plus forts

La presse a brièvement évoqué, il y a quelques semaines, l’ouverture du procès intenté en Suisse à la société Google par le préposé fédéral à la protection des données, au motif que le service internet Street View, dont les innombrables photos permettent de se promener virtuellement dans la plupart des rues du monde, montre des personnes, des véhicules ou des lieux privés potentiellement reconnaissables.

N’allez pourtant pas croire que le préposé fédéral à la protection des données se soucie le moins du monde de l’apparition de votre image sur la grande «toile» universelle. Il est bien plus probable que ce qui l’intéresse, c’est la publicité qu’il offre ainsi à sa modeste personne. Pensez donc: le petit fonctionnaire suisse qui s’attaque au géant américain! Le microscopique notable local qui menace le monde entier! Ce que les régimes autoritaires font dans leur propre pays, notre petit bonhomme imagine déjà le réaliser à l’échelle mondiale: bloquer internet! David va vaincre Goliath et il pourra dire à ses petits-enfants: «ils étaient dix mille fois plus forts que moi, mais je les ai battus!»

Ce n’est certes pas ainsi que les choses vont se passer; on ne saurait pourtant exclure que traîner Google en justice donne à notre préposé quelques rêves de grandeur, quelque ambition puérile, le fantasme socialiste d’abattre les puissants. Et cela sous le noble prétexte de protéger les plus faibles.

Or tout le monde se contrefiche des plus faibles. Seule compte l’obsession d’abattre les plus forts.

C’est exactement la même chose qui se passe en Afrique du Nord, où la populace vociférante renverse ceux qui avaient le pouvoir plus par plaisir malsain de la révolte que par réel espoir de prendre leur place. Cela n’empêche pas les journalistes européens, et surtout ceux de Suisse romande, de se liquéfier de joie niaise et béate à la vue de ces événements: eux aussi n’ont à la bouche que l’exaltation du plus faible, forcément bon puisque faible, et de l’«homme de la rue», forcément courageux et généreux puisque dans la rue. Mais ne nous laissons pas abuser: nos journalistes se préoccupent peu du sort des faibles et des «hommes de la rue»: ce qui les passionne, c’est l’odeur du sang des puissants assassinés par une foule en furie. C’est le plaisir de voir tomber ceux qui détenaient le pouvoir – peu importe finalement qu’ils en aient mésusé ou pas. Voir un dirigeant tomber, c’est excitant!

Admettons. Mais qui nous dit que la foule de chez nous, tout aussi débile et méchante qu’ailleurs dans le monde, ne va pas demain faire la même chose? Qui nous dit que quelques prétextes futiles, ajoutés à l’insatisfaction générale face à de médiocres autorités, ne vont pas pousser soudain dans la rue une bande d’anarchistes du dimanche, excités par une presse avide de sensations et rapidement suivis par tous ceux qui, à l’approche des élections, font profession de suivre le mouvement quel qu’il soit? Qui nous dit que, ce jour-là, nos honorables scribouillards et nos braves préposés ne vont pas se faire lyncher par «la rue», galvanisée par les exemples étrangers et par les appels au désordre régulièrement lancés par le Parti socialiste?

Tels est le danger de l’anarchie. Celui qui concentre son attention sur les «plus forts» qu’il veut détrôner oublie tous les plus faibles qui rêvent de lui faire subir le même sort.

Pollux

Thèmes associés: Coups de griffe - Humeur

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