Le monde arabe et nous

Les événements de Tunisie, d’Egypte, de Libye maintenant, de Syrie, de Jordanie ou d’ailleurs dans une moindre mesure certes à l’heure actuelle, devraient susciter une réflexion qui n’apparaît pratiquement pas en Occident. Ce dernier y voit dans une bonne conscience quasi parfaite, mais – il l’ignore – parfaite dans son aveuglement, un heureux effet de sa philosophie des Lumières diffusée en terre d’Islam et y trouvant enfin un écho bienvenu dans les populations, impatientes, selon lui, de parvenir à un degré supérieur de civilisation par la destruction systématique et généralisée des dictatures et des monarchies non constitutionnelles, c’est-à-dire qui n’ont pas pour fondement la loi démocratique telle que conçue chez nous en Occident.

On s’étonne tout de même que tant d’arrogance occidentale passe si bien dans une opinion publique longtemps façonnée par l’anticolonialisme, le multiculturalisme et ce qui l’accompagne: le relativisme religieux et moral. On peut également se demander pourquoi les Européens et les Américains opèrent un choix dans une réprobation soudaine qui n’atteint pas une grande puissance comme la Chine. Ce choix révèle donc des rapports de force nettement préjudiciables à la crédibilité de cette leçon de morale internationale et nationale. Mais il faut aller plus profond. Le soutien occidental, qui n’était encore que moral pour la Tunisie, où l’émigration n’a pas cessé mais s’est accrue depuis la révolution, pour l’Egypte, où un gouvernement militaire est toujours en place malgré la même révolution, a pris une tournure nettement politique et militaire en Libye, au point que l’on ne craint plus d’avouer chez nous que c’est bien le régime de ce pays qui doit être renversé par la force en prenant parti pour les insurgés contre un pouvoir légal. Quel réel progrès pouvons-nous attendre de ce qui, manifestement, est une ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat sous prétexte humanitaire? Que je sache, le régime concentrationnaire soviétique n’a jamais suscité ni une pareille réprobation diplomatique, ni une mise en œuvre des forces de L’OTAN en faveur des dissidents qui, pourtant, témoignaient d’un sens des responsabilités civiques autrement plus sérieux que celui des insurgés africains.

Je vois personnellement dans cette évolution l’un des effets dévastateurs de notre propre déchristianisation: l’idolâtrie de nos formes politiques, de notre idéologie démocratique et de nos institutions publiques. Loin donc de révéler une authentique ouverture à l’autre, ces ingérences traduisent à mon sens un enfermement intellectuel et moral sur nous-mêmes. Cet enfermement est lourd de menaces. Pourquoi? Les masses arabes ne retiendront de nos aides militaires et diplomatiques en Libye que l’élément subversif sans conversion progressive vers un perfectionnement de la vie sociale et publique, car celui-ci est par nature beaucoup trop lent pour concorder avec des changements de régime soudains et très superficiels, imposés de surcroît par la force, c’est-à-dire opérés dans des conditions analogues, sinon quasi identiques, à celles qui virent naître les régimes renversés (Nasser contre le roi Farouk en Egypte et Kadhafi contre le roi Idris en Libye).

Ne serait-ce pas plutôt la révolution permanente que nous encourageons dans ces pays, en Libye tout spécialement, bien davantage qu’un progrès mesuré et maîtrisé en vue d’une fin politique plus haute et de valeur morale plus certaine?

Mais sommes-nous véritablement en mesure de donner à ces peuples une autre leçon? Là est véritablement le nœud du problème posé par l’action de l’OTAN en Libye, car c’est un problème qui révèle, à travers cette intervention tout spécialement, notre propre crise de civilisation. Nous sommes devenus incapables de penser le progrès social et politique autrement qu’en termes de violence. Cette violence est feutrée chez nous, en Europe ou en Amérique, et s’y limite pour l’instant à des manifestations constantes et voulues d’ostracisme idéologique. Il n’y a qu’à considérer la façon dont l’ensemble de nos personnels politiques traitent des formations politiques indésirables, même en Suisse, pays où, dit-on, le compromis est roi… C’est cette violence qui, en Libye et sous des prétextes humanitaires, se déploie librement. Les pays d’Afrique seraient-ils devenus le champ d’exercice de nos propres conflits intérieurs?

Une sage politique eût consisté à conseiller efficacement la modération dans l’exercice légitime des répressions gouvernementales contre ce qui n’est qu’une insurrection, selon le conseil de Platon: frappe mais écoute. Mais l’approbation d’insurrections, a fortiori l’aide militaire qui leur est apportée, constitue non seulement une faute mais un crime politique grave. Car la violence insurrectionnelle apparaissant soudain sans cause immédiate et après des décennies d’acceptation de la servitude par les populations elles-mêmes ne peut qu’être moralement et politiquement suspecte. Ce n’est pas ainsi qu’agirent parmi les païens les chrétiens dans l’empire romain lorsqu’ils y étaient persécutés. Et pourtant, l’Europe chrétienne est née de ces persécutions-là. Pour l’avoir oublié, nous perdons non seulement notre âme, mais sans doute aussi notre propre raison d’être comme force politique dans le monde. Et cela, les musulmans nous le rappelleront certainement le moment venu.

Michel de Preux

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