Liberté d'expression

 

M. Dogu Perinçek, docteur en droit et président du Parti des travailleurs de Turquie, a participé à différentes conférences en Suisse, en 2005, au cours desquelles il a nié publiquement l’existence de tout génocide perpétré par l’Empire ottoman contre le peuple arménien en 1915 et dans les années suivantes. Il a qualifié l’idée d’un génocide arménien de «mensonge international».

 

A la suite d’une plainte de l’association Suisse-Arménie, M. Perinçek a été condamné pour discrimination raciale au sens de l’art. 261bis al. 4 du Code pénal, condamnation confirmée par la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois, puis par le Tribunal fédéral.

 

M. Perinçek a introduit une requête devant le Cour européenne des droits de l’homme le 10 juin 2008, dans laquelle il s’est plaint d’une atteinte à sa liberté d’expression.

 

L’arrêt de la Cour, composée de sept juges, vient d’être publié. Il donne satisfaction au requérant et condamne la Suisse.

 

La Cour a rappelé tout d’abord que les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent sont elles aussi protégées par l’article 10 de la Convention (liberté d’expression). Elle considère que le discours du requérant n’a pas eu pour but d’inciter à la haine contre le peuple arménien et que, dès lors, il n’a pas usurpé son droit de débattre ouvertement des questions, même sensibles et susceptibles de déplaire.

 

La Cour a pris soin de préciser qu’elle ne se prononçait ni sur la matérialité des massacres subis par le peuple arménien ni sur l’opportunité de qualifier ces faits de «génocide», point sur lequel il existe encore des divergences d’opinion.

 

La Cour doute qu’il puisse y avoir un consensus général sur ces événements, étant donné que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête pas à des conclusions définitives ou à l’affirmation de vérités objectives et absolues[1] (arrêt, n° 117).

 

En outre, la Cour relève que le Comité des droits de l’homme de l’ONU a exprimé sa conviction selon laquelle les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte [relatif aux droits civiques et politiques] impose aux Etats parties et que le Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé.

 

Mais les juges ont vu immédiatement que ces considérants pouvaient être invoqués par les contestataires d’autres points d’histoire, notamment par les historiens dits «révisionnistes», qui contestent l’existence de chambres à gaz homicides dans les camps de concentration durant la seconde guerre mondiale. D’où cette précision essentielle:

 

A cet égard, la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste. Premièrement, les requérants dans ces affaires avaient non pas contesté la simple qualification juridique d’un crime, mais nié des faits historiques, parfois très concrets, par exemple l’existence des chambres à gaz. Deuxièmement, les condamnations pour les crimes commis par le régime nazi dont ces personnes niaient l’existence avaient une base juridique claire, à savoir l’article 6 alinéa c du Statut du Tribunal militaire international (de Nuremberg) annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. Troisièmement, les faits historiques remis en cause par les intéressés avaient été jugés clairement établis par une juridiction internationale.

 

Il y a sans doute de très grandes différences entre le cas de M. Perinçek, qui ne remet en cause ni les massacres de 1915 ni les souffrances du peuple arménien, mais qui soutient qu’on ne saurait qualifier ces événements de «génocide» - la volonté de détruire non seulement les membres d’un groupe visé, mais en tout ou en partie le groupe lui-même – et les cas des historiens «révisionnistes», qui contestent non seulement l’existence de données «clairement établies» comme celle des chambres à gaz, mais même, pour certains d’entre eux, la volonté exterminatrice du régime nazi à l’endroit des juifs.

 

En quoi, cependant, ces différences peuvent-elles justifier un traitement si contradictoire du point de vue de la liberté d’opinion et d’expression, si cette liberté garantit l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé?

 

La Cour européenne nous donne quelques clés pour justifier cette discrimination: malgré le fait que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête pas à des conclusions définitives ou à l’affirmation de vérités objectives et absolues[2], on ne saurait douter des faits qui ont été «clairement établis par une juridiction internationale» comme le Tribunal de Nuremberg, par exemple, et malgré le fait que ce tribunal ne s’est pas senti obligé de respecter les règles habituelles de l’administration des preuves, se donnant la liberté de considérer tout fait notoire comme suffisamment prouvé. C’est évidemment le Tribunal lui-même qui a jugé si un fait était ou non notoire.

 

A cette époque, il était par exemple notoire que les Allemands étaient responsables du massacre des quarante mille officiers polonais de Katyn. Ce n’est qu’assez récemment que les Soviétiques ont admis que Staline avait été l’ordonnateur de ces assassinats.

 

La Cour relève enfin qu’en ce qui concerne les massacres de 1915, il n’existe pas une unanimité internationale, ni même un large consensus pour admettre l’existence d’un génocide.

 

Pour l’Holocauste, en revanche, le consensus est très général au plan international pour admettre l’existence des chambres à gaz homicides (malgré les objections des chercheurs qui prétendent démontrer l’impossibilité de leur fonctionnement) et donc la volonté génocidaire.

 

Mais ce consensus apparent  est explicable d’une part par les législations qui, dans de nombreux pays, interdisent absolument tout avis contraire, et d’autre part par la formidable puissance financière des lobbies intéressés à ce que les vérités officielles ne soient pas remises en cause.

 

Malgré cette double pression, et grâce à internet, l’argument des faits «clairement établis» par un tribunal international ne suffira bientôt plus.

 

Comme dans tous les Etats totalitaires qui qualifient de crimes ou de délits toutes opinions dissidentes, les révisionnistes n’émettent pas des avis qu’on pourrait discuter, contester, sur lesquels on pourrait contre-argumenter, mais ils profèrent des mensonges qui sont des délits. On peut discuter à leur sujet, mais on ne discute pas avec eux.

 

Les thèses qu’ils soutiennent se répandent néanmoins, grâce à la Toile, sur laquelle les lobbies ont peu de prise. Un citoyen respectueux des lois, un chercheur, un historien curieux ne publiera pas son opinion si elle est contraire aux conclusions d’un tribunal international, mais il n’en pensera pas moins: la Cour européenne des droits de l’homme l’a confirmé entre les lignes: il n’y a pas de large consensus pour tous les génocides (Vendée, Rwanda, Cambodge, Arménie, etc.) sauf pour l’un d’eux, l’Holocauste, perpétré par une arme dont il ne reste aucune trace, et dont trente-quatre historiens proclament qu’il est vain de se demander comment, techniquement, elle a pu fonctionner.

 

C’est donc une affaire de foi. Vous êtes invités à croire. Et si vous ne croyez pas, vous la bouclez.

 

Claude Paschoud

 



 

NOTES:

[1] Souligné par moi.
[2] Id.

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