Ukraine: l'envie de comprendre

 

Que va-t-il se passer en Ukraine? Cette question devrait nous préoccuper. Après les guerres qui se propagent depuis plusieurs années sur le pourtour de la Méditerranée et qui menacent les portes de notre continent, c’est en Europe même que des conflits dégénèrent. En Grèce, les institutions ont été disloquées et la société semble fonctionner en roue libre. En France, la révolte gronde et les autorités apeurées réagissent de manière imprévisible et désordonnée, réduisant l’Etat de droit à une aimable théorie. Dans les grandes villes du continent, des affrontements ethniques violents se produisent sporadiquement. Tout cela ne se passe pas à l’autre bout du monde! Sans doute ne faut-il pas céder à la panique; mais ceux qui ferment les yeux pour continuer à vivre dans l’insouciance de ces dernières décennies font preuve de bien peu de réalisme et prennent le risque d’un réveil douloureux.

Il est vrai que tenter de comprendre l’histoire telle que nous la vivons au quotidien, cela prend du temps et exige des efforts. Pour les événements qui surviennent en France, on accède assez facilement aux contre-informations diffusées sur des sites internet indépendants. Pour les troubles d’Ukraine, c’est plus difficile, à cause de la langue, de l’éloignement et de la méconnaissance du pays. Les médias occidentaux nous servent une bouillie évidemment univoque, mais aussi d’une pauvreté effarante. Pour se façonner une opinion, on a besoin de confronter des sources différentes, contradictoires. Alors on se tourne vers des sites russes publiant des articles en français et dont on présume – puisqu’ils sont russes – qu’ils diffusent une propagande opposée à celle de l’Occident. Même tendancieuse, une contre-propagande fait du bien et stimule l’esprit critique. Les Russes qui écoutaient Voice of America durant la guerre froide devaient se douter que tout n’y était pas entièrement objectif; cela ne gâchait en rien leur plaisir d’entendre autre chose que le discours éternellement rabâché de la Pravda.

En fait, tendancieux ou non, les articles provenant du monde russe sont beaucoup plus variés qu’on ne l’imagine. Aussi étonnant que cela puisse paraître sous nos longitudes, tous les commentateurs ne tiennent pas le même discours! Certains ne sont manifestement pas des suppôts de Vladimir Poutine. Même ceux qui laissent deviner leurs préférences se donnent la peine d’aller au-delà du seul matraquage émotionnel. On apprend des faits intéressants dont personne ne parle à l’Ouest et dont on peine à croire qu’ils soient tous entièrement inventés.

Bien sûr, on sourit en lisant un peu partout que les opposants ukrainiens sont issus des «milices d’extrême-droite». Le coup de l’extrême-droite, on nous l’a déjà tellement fait… Pourtant, force est de constater qu’il y a parmi les contestataires beaucoup de solides gaillards dont le style capillaire, vestimentaire et ornemental s’écarte radicalement de celui des «rastas» altermondialistes. Certaines de nos connaissances, sur la base de contacts personnels, confirment que la structuration de l’opposition dans les rues de Kiev doit beaucoup aux mouvements nationalistes ukrainiens. Aiment-ils donc à ce point Bruxelles? Absolument pas, mais ils détestent Moscou! Ces vieux ressentiments qui divisent le monde slave sont désespérants, mais c’est une réalité à prendre en compte pour comprendre le conflit d’Ukraine.

Pour autant, il serait trop simple de résumer ce dernier à un affrontement entre pro- et anti-russes. D’une part, certains des «oligarques» qui soutiennent le pouvoir en place, même s’ils sont issus des régions russophones de l’est, craignent probablement la puissance de leur grand voisin et savent qu’ils jouissent de plus de liberté dans une Ukraine indépendante. D’autre part, la grande majorité des citoyens qui sont descendus dans les rues de la capitale n’ont aucune motivation géostratégique et cherchent surtout à exprimer leur exaspération face à un président qui se soucie apparemment davantage du luxe de son parc immobilier que du bien de son peuple.

On en veut au président Viktor Ianoukovytch. Placé à la tête d’un Etat jouant un rôle crucial entre l’Est et l’Ouest, il semble ne pas avoir compris l’enjeu que cela représentait, ni la responsabilité qui était la sienne. Il semble ne pas avoir vu venir la tentative d’Anschluss de l’Union européenne, ni profité de ses premières années de pouvoir pour rassembler les Ukrainiens autour d’un projet national commun. Tant qu’à être décrié comme un dictateur, il aurait au moins pu faire preuve de populisme. Au lieu de fermer chaque jour la moitié des boulevards de Kiev pour se rendre à son bureau, il aurait pu descendre plus souvent dans la rue pour y prononcer des paroles fortes propres à couper l’herbe sous les pieds des agitateurs étrangers. Le président Ianoukovytch n’est sans doute pas plus mauvais qu’un autre; on aurait voulu qu’il soit meilleur.

Comment la crise va-t-elle se terminer? On n’en sait rien. Certains évoquent une possible fédéralisation de l’Ukraine. D’autres envisagent une partition. Le leader nationaliste russe Vladimir Jirinovski aurait affirmé: «Il y a deux peuples différents. D'un côté on trouve les Russes et les Ukrainiens russifiés, et de l'autre des occidentophiles qui ont vécu dans les territoires faisant partie de l'Autriche-Hongrie. Il y aura une confrontation éternelle. Seule la partition de l'Ukraine selon un principe civilisé, l'ouest pour des catholiques et l'est pour des orthodoxes, résoudra le problème.» Mais on entend aussi dire que les régions de l’ouest, moins riches et plus quémandeuses d’aides étatiques, n’ont guère envie de prendre leur indépendance. En parallèle, la Roumanie pourrait profiter de la situation pour revendiquer certains territoires ukrainiens habités par une forte minorité roumanophone; la question serait déjà discutée à Bucarest, au grand dam des habitants non roumains des régions convoitées.

Pour comprendre tout cela, pour découvrir les morceaux de ce puzzle qui nous montre petit à petit une image infiniment plus compliquée qu’au départ – et donc infiniment plus vraie –, il faut passer des heures sur internet à chercher des articles originaux. Il faut aussi s’attarder sur les blogs de certains observateurs non partisans qui sont allés discuter, interroger, photographier des deux côtés des barricades de Kiev. Il faut se servir des outils de traduction en ligne pour comprendre au moins les grandes lignes de certains textes rédigés dans la langue locale. C’est passionnant, mais cela prend des heures.

On mesure alors le degré de médiocrité misérable et de désinvolture inculte de la presse d’ici, de ses «dépêches» assemblées à la va-vite et de ses «reportages» insipides, toujours taillés dans le même prêt-à-penser universel qui dispense de connaître les sujets dont on parle.

 

Pollux

 

Thèmes associés: Politique internationale

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