L'affaire Luca

«La justice coûte cher, c’est pourquoi on l’économise.»
Marcel Achard



Pour sa deuxième édition, l’émission de la télévision romande Zone d’ombre diffusait le dimanche 4 janvier une séquence sur l’affaire Luca, ce jeune garçon d’une dizaine d’années à l’époque (2002), retrouvé par sa mère un soir de février à la lisière d’un bois, moitié nu dans la neige, dans le coma, le torse blessé de multiples éraflures sanguinolentes, à Veysonnaz. L’endroit était situé à quelques centaines de mètres de son domicile. Il était sorti avec son jeune frère (quatre ans au moment des faits). Ses vêtements, intacts, avaient été retrouvés près de lui, dans la neige.

Cette affaire fit la une de l’actualité régionale à l’époque. Sur le plan pénal, elle s’est terminée (provisoirement?) par un classement sans suite, faute de preuves tangibles de mise en cause autre que… celle du chien! Un pédopsychiatre invité à l’émission déclara la version du premier intéressé, revenu de son coma beaucoup plus tard, et gravement handicapé, peu crédible et irrecevable en procédure pour des raisons de forme… Cet enfant s’en est pourtant toujours tenu à une seule et même version des faits. Il met en cause des camarades de son village l’ayant agressé et frappé avec des branchages après l’avoir en partie dénudé, et l’ayant laissé sur place, sans connaissance. Mais la justice lui préféra le témoignage indirect de son jeune frère, de quatre ans au moment des faits, mais de qui un dessin est censé reproduire la scène avec authenticité, selon un expert averti, nous dit-on. Or, dans ce dessin, on ne trouve nulle évocation de tierces personnes, d’où la mise en cause du chien de la famille.

Mais le comportement de cet animal, placé dans un refuge plusieurs mois et examiné attentivement par le propriétaire du chenil, ne révèle aucun signe d’agressivité, même lorsqu’on l’y incite. Sa mise en cause par la justice est donc plus qu’étrange; elle devient dans ce contexte plutôt inquiétante. La présence de cet animal sur les lieux du drame est décidément fort opportune…

On apprend aussi, en cours d’émission, que l’avocat du lésé fit l’objet de plusieurs menaces, elles aussi, semble-t-il, restées sans suite judiciaire… Voudrait-on faire passer de l’inquiétude au soupçon qu’on ne s’y prendrait pas mieux! Tout spectateur normalement constitué en arrive à songer à une collusion entre le juge et les familles des possibles agresseurs, couverts par ce magistrat. Cette déduction est dans la logique de l’exposé des faits tels que présentés lors de cette émission. La main sur le cœur, l’ancien rédacteur en chef du Nouvelliste valaisan, Jean Bonnard, accroît encore le malaise en dissertant sur le sort d’une victime collatérale, un chauffeur de bus local, qui dut quitter ce village après des soupçons de pédophilie infondés, qu’on fit peser sur sa personne dans cette affaire. Cet homme fut naturellement déclaré hors de cause. Mais qui donc avait suscité ce leurre? Certainement pas la famille du petit Luca. L’argument de la pédopsychiatre invitée à l’émission et proche de la famille de la victime fut imparable. L’hypothèse du crime pédophile est, selon cette personne sensée, totalement dénuée de vraisemblance, ne correspondant pas au mode de procéder de ce type de délinquant, très prudent. La présence du chien était dissuasive. On ne peut qu’adhérer à de telles considérations.

Selon cette même personne, le chien doit aussi être mis hors de cause, car les traces de griffures sur le corps de l’enfant font totalement défaut; il s’agit d’éraflures causées par des objets légèrement tranchants, couteaux et armes blanches étant exclus également. La version de la victime s’en trouve crédibilisée d’autant, qui évoque des coups donnés avec des branchages. Ce sont là autant d’éléments à décharge qui accumulent les motifs de soupçon sur l’intégrité de l’enquête elle-même, dont personne ne dit mot… mais à laquelle plusieurs songeaient, sans aucun doute. La consigne était-elle de pas mettre en cause nommément la justice?

Mais pour le coup, le titre de l’émission devenait lui-même trompeur et générateur de désinformation, car il ne révélait pas «des zones d’ombre». Cette émission accumulait au contraire une somme impressionnante et cohérente d’indices et de griefs implicites extrêmement graves à l’égard des organes de justice saisis: pourquoi attribuer à un chien des blessures dont l’origine a été démentie par le vétérinaire, par le propriétaire du chenil où cet animal fut longuement examiné, par la pédopsychiatre invitée et amie de la famille et par la victime elle-même? Pourquoi ne pas avoir fait des prélèvements d’ADN sur les vêtements de l’enfant, éventuellement sur les branches détachées si elles étaient encore sur place? Avec ces indications certaines, la détermination de l’origine des agresseurs ne présentait plus aucune difficulté majeure, la recherche des camarades de Luca pouvant se faire sur place, dans un petit village de montagne.

Evidemment, cette piste, seule sérieuse, seule crédible, seule raisonnable, seule étayée par des indices incontestables, fournis par l’émission elle-même, emportait avec elle de graves conséquences pour les personnes qu’elle était susceptible de mettre en cause nommément. Mais après tout, de quoi s’agit-il? D’une mise en danger de la vie d’autrui, crime passible de la réclusion pour cinq au plus. Oppose-t-on à ce genre d’infraction la prudence quant à la protection de la réputation d’autrui? C’est un non-sens absolu. La gravité extrême de ce grief explique à son tour les pressions exercées sur l’avocat de la défense. Ce n’est qu’un indice de plus, et non des moindres…

On ne peut s’empêcher d’observer que la famille de la victime, d’origine étrangère, a sans doute peu d’influence, même strictement locale. En outre, le long état comateux de Luca a peut-être «autorisé» une mise à l’écart de ses propres dépositions, formalisme procédural aidant. Un faux coupable, recherché par pur intérêt tactique, en vue de déstabiliser la cause de la victime, servait aussi des intérêts plutôt obscurs. Telles sont les vraies questions que pose au public cette enquête non pas orientée mais littéralement désorientée. Quant à la presse régionale, elle orchestra magnifiquement la confusion des esprits. Un pédophile de fiction était-il le bienvenu dans cette affaire? De fait, Monsieur Jean Bonnard s’est très confortablement assis sur cet argument de complaisance.

Et que dire du professeur de service, Christian Nils-Robert? Il nous servait ses généralités convenues, qui ne touchent à rien et ont l’avantage de ne le compromettre en rien non plus. Son propos est creux, la science du droit faisant illusion à beaucoup. Nul n’aurait le mauvais goût de parler de manque de courage. Même le mot de décence devient, dans un tel contexte, assez gênant.

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