Une monarchie sans avenir

La monarchie espagnole actuelle n'est pas la monarchie anglaise. Celle-ci peut déployer ses fastes, la reine peut ne pas abdiquer malgré son grand âge; celle-là doit se montrer prudente et sobre sauf à encourir la critique d'une opinion publique sourcilleuse, et l'usage de l'abdication répond chez elle à une nécessité originelle: ne pas évoquer par là son caractère sacral auquel tient la monarchie anglaise. Pourquoi ces différences puisque l'une et l'autre s’affirment respectueuses de la démocratie moderne, se soumettent à son esprit et admettent tous ses principes, jusqu'à l'origine populaire du pouvoir?

Une religion les sépare: la monarchie anglaise est protégée par ses liens ancestraux avec les loges maçonniques et elle suit leurs obédiences; l'autre s'affirme officiellement catholique tout en acquiesçant aux mêmes diktats occultes. L'une est en parfait accord avec ses références les plus hautes, alors que l'autre ne cesse de dissimuler une mauvaise conscience qui finira par la perdre. D'où l'écart très visible dans la vie publique de leurs mœurs, somptuaires entre autres.

Juan Carlos, qu'il le veuille ou non, est l'héritier du franquisme, car sans le choix personnel du Caudillo, non suivi sur ce point par tous les membres du parti franquiste, il n'aurait jamais accédé au trône de son grand-père, le roi Alphonse XIII. Les liens entre le franquisme et la famille des Bourbons d'Espagne, fort ténus – ils empêchèrent l'accès au trône du propre fils du dernier roi d'Espagne, Don Juan de Bourbon y Battenberg, comte de Barcelone et père de Juan-Carlos – ne tinrent qu'à un fil: l’habileté manœuvrière des héritiers d'Alphonse XIII liée au souvenir encore vivace de la guerre civile de 1936-39.

Une fois installé au pouvoir, le roi d'Espagne, qui avait en fait hérité des pouvoirs du Caudillo et non de son grand-père, s'empressa de les conférer au peuple espagnol en restaurant la démocratie partitocratique, souhaitée par les républicains. La tentative de coup d'Etat du colonel Tejaro en 1981 fut pour lui une occasion inespérée de rompre ouvertement avec le franquisme dans un esprit, au fond, parfaitement républicain!

C'est sur le terrain des mœurs privées de ce prince que la contradiction apparaîtra assez vite au grand public: le roi eut des maîtresses comme les anciens monarques absolus des anciens régimes, et il avait des goûts de luxe comme eux aussi, dont la chasse. Le sang trahissait un certain manque de sincérité du discours politique officiel chez ce prince.

Je ne dis pas que le roi mentait dans ses choix politiques et idéologiques, ni qu'il était nécessairement opportuniste (comme le fut en France un Bernard Tapie). Juan Carlos tentait de concilier dans sa personne deux héritages contradictoires: une habitude mondaine et ancestrale de l'exercice du pouvoir au plus haut niveau de l'Etat, lieu où il se sent parfaitement à son aise, et sa croyance, à la fois mondaine et naïve, qu'une option démocratique moderne affichée pouvait trouver un accord harmonieux avec des mœurs princières privées héritées de la monarchie absolue d'ancien régime!

La démocratie moderne peut être fort laxiste en morale et elle le démontre, mais elle reste plus que puritaine lorsque des interdits de cette nature, ou même de simples écarts, touchent des personnes que leur rang de naissance lui rendra toujours suspectes, à moins que ces personnes soient elles-mêmes affiliées ou proches de loges maçonniques, ce qui est le cas de la monarchie anglaise.

Philippe VI pourra sans doute prolonger cette équivoque; il ne le fera avec succès qu’en affichant un «puritanisme» dangereusement ignoré par son père. Néanmoins, sa position sera encore plus fragile que celle de Juan Carlos: à faire tant de cas des impératifs démocratiques et à se comporter d'entrée de cause en coupable présumé, pourquoi ne pas couronner tout simplement de tels impératifs moraux par une république? C'est ce que pensent beaucoup d'Espagnols, qui le font dejà savoir publiquement. Ils sont en un sens plus conséquents que leurs princes…

Une monarchie catholique n'a de titre durable à l'existence qu'en offrant des limites à l'arbitraire démocratique moderne. Or ce sont ces limites mêmes que rejette l'actuelle monarchie espagnole. Cette monarchie s'est donc déjà intérieurement ralliée à l'esprit républicain, démocratique et laïciste moderne. Sa cause est donc perdue.

Michel de Preux

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