Mouches folles

Après quelques semaines d'un fragile cessez-le-feu, les régions de Donetsk et de Lougansk, dans l'Est de l'Ukraine – si tant est qu'il s'agisse encore de l'Ukraine –, sont à nouveau le théâtre de combats meurtriers. Depuis le mois d'avril 2014, le conflit a déjà causé près de cinq mille victimes. Les habitants ont vu mourir autour d'eux des voisins, des amis, des parents et des enfants. Chaque jour ou presque a amené son lot de cadavres démembrés gisant en pleine rue. Ces gens n'ont rien à attendre de l'Occident qui ne les aime pas, et peu de choses de la Russie qui craint d'embraser le monde si elle intervient ouvertement. Alors il ne leur reste qu'à continuer à se défendre, à se battre, non pour de grands principes mais pour leur liberté et leur survie, en cherchant des abris de fortune, de la nourriture et d'autres biens de première nécessité.

Un peuple est fort quand il est capable, alors que les siens tombent sous les balles et les bombes, de serrer les dents et de continuer à vivre.

Un peuple qui, face à dix-sept victimes tuées par des terroristes, se laisse terrasser par ses émotions, les répand sur les réseaux sociaux et dans la rue, pleure devant les caméras, refuse de se battre et court dans tous les sens comme un essaim de mouches folles, un tel peuple est mort.

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C'est la première réflexion qui nous est venue à l'esprit le 7 janvier, quand tous nos amis ont soudain voulu s'appeler Charlie. Dans les jours qui ont suivi, nous avons été tellement saturé de commentaires – la plupart consternants de mièvrerie et de conformisme, d'autres pertinents et perspicaces – que nous n'avons plus guère l'envie de les développer ici.

Bien sûr, nous aimerions ironiser sur l'hypocrisie de ceux qui prétendent défendre la liberté d'expression tout en la refusant à ceux dont les opinions sont «gênantes»; sur cette France prétendument «unie» où une partie importante de la population – dont on nous a pourtant assuré, contre toutes les apparences, qu'elle était pleinement française – refuse de condamner ces attentats et acclame les terroristes; ou sur ces enseignants laïcards qui, face à leurs classes de moins en moins «multiculturelles», découvrent soudain avec panique que leur univers idéologique n'était qu'une chimère. Nous aimerions demander aux fanfarons républicains qui défendent les dessins obscènes de Charlie Hebdo combien de temps ils tiendront avant de céder aux exigences d'un monde musulman qui leur répète chaque jour qu'il ne tolérera plus les caricatures du prophète.

Nous aimerions vitupérer l'esprit de caste des gens de la presse, qui nous ont montré une fois de plus à quel point ils s'estiment plus indispensables que le vulgum pecus; dénoncer le culot incroyable de certains d'entre eux qui, après avoir conspué «l'Etat fouineur» il y a une vingtaine d'années, prennent aujourd'hui de grands airs pour s'étonner de ce que les services de renseignements suisses ne possédaient pas de dossier sur les terroristes parisiens. Enfin, on aimerait prendre le temps de disséquer certaines théories du complot qui ont fleuri, comme d'habitude, en s'appuyant sur des prémisses pertinentes – le rôle des Américains dans la radicalisation du monde musulman, l'intérêt de certains groupes à déclencher des guerres civiles en Europe –, mais en dérivant ensuite au gré des fantasmes de quelques mythomanes désœuvrés.

Mais beaucoup de choses ont déjà été écrites sur ces sujets. A quoi bon ressasser? Retenons seulement ce constat désabusé: aujourd'hui, notre société est faible; face à un danger, elle est incapable de réagir calmement, intelligemment et courageusement; au lieu de se défendre, elle reste paralysée par la peur, tout en s'agitant de manière désordonnée, comme un essaim de mouches affolées et aveuglées.

Pollux

Thèmes associés: Politique internationale

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