D'un certain passé, on devrait faire table rase

La Russie a célébré le 9 mai dernier le septantième anniversaire de sa victoire sur l'Allemagne en 1945. Une impressionnante parade militaire a été organisée à Moscou, qui a toutefois été boudée par les pays autrefois alliés – comme pour mieux souligner que les disputes d'aujourd'hui ont davantage de poids que les ententes du passé, et que ledit passé, lorsqu'il est invoqué dans les discours politiques et ressassé jusqu'à satiété dans les médias, n'est jamais qu'un prétexte au service d'intérêts actuels.

Ironie de l'histoire: la Russie, admirée aujourd'hui par de nombreux Européens pour sa fierté nationale et sa puissance militaire, mais aussi parce qu'elle apparaît comme le dernier bastion de l'Europe blanche et chrétienne et de ses valeurs traditionnelles, était, lors de la deuxième guerre mondiale, un Etat communiste, internationaliste et anti-chrétien. L'Allemagne nazie aussi était un Etat anti-chrétien, glorifiant la puissance humaine comme la mesure de toute chose.

Ces deux Etats européens se sont battus tragiquement, aveuglés par leurs idéologies orgueilleuses et par une haine irréfléchie qui augmentait au fur et à mesure du sang versé. Résumer cette guerre en un combat du Bien contre le Mal correspond à un trait de la pensée moderne, mais cela n'a aucun sens: le Mal était présent des deux côtés. Le Bien aussi, d'ailleurs, car chaque armée compte toujours dans ses rangs des soldats cruels et d'autres plus humains, des lâches et des courageux, des salauds et des héros. Les hommes sont déjà ainsi en temps de paix; la violence de la guerre ne fait que révéler les pires profondeurs de l'âme humaine, le plus souvent, mais aussi parfois ses meilleures qualités.

En ce sens, les condamnations morales qu'on assène aujourd'hui ne relèvent que de la vanité et de l'opportunisme, et l'on devrait davantage se soucier de ne pas répéter soi-même les erreurs du passé que de juger ceux qui les ont commises. Ce qui est sûr, c'est que des peuples européens qui auraient pu coexister pacifiquement se sont entredéchirés au nom de ce qu'ils croyaient être juste, à une époque où personne n'imaginait le choc des civilisations, l'invasion de l'Europe, la transformation et le remplacement de ses populations.

Quelle que soit la sympathie qu'on puisse éprouver pour la Russie actuelle, on ne peut donc s'empêcher de penser qu'elle a tort d'insister comme elle le fait sur son rôle de «vainqueur du Mal», en usant et abusant des accusations de nazisme, de fascisme et de génocide à l'encontre de ses adversaires. En se laissant aller à cette argumentation – certes facile et redoutable –, elle tombe paradoxalement dans le travers de la pensée moderne occidentale. Pour la Russie elle-même, c'est une faiblesse. De plus, c'est un obstacle à la possibilité de réconcilier un jour le monde slave, déchiré aujourd'hui par une haine inutile et suicidaire entre son Est et son Ouest, c'est-à-dire entre des nations et des peuples qui ont – même s'ils n'aiment pas qu'on le dise – de nombreux points en commun.

Traiter les autres de nazis est un sport de démocrates, indigne d'un véritable chef politique.

Pollux

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