Dérive d'une société sans tête

Au moment où ces lignes sont rédigées, les sondages prédisent le succès dans les urnes de l'initiative populaire «en faveur du service public», alors même que toute la classe politique y est opposée, de la droite à la gauche, tout comme les organisations économiques et syndicales et les associations de défense des services publics.

Sans préjuger du résultat du vote, on peut voir dans cette dissonance une illustration paroxystique du fossé qui s'est creusé entre la population et ses élites – politiciens, dirigeants, médias, organisations représentatives. Le citoyen de base manifeste aujourd'hui une méfiance viscérale à l'égard des personnes et institutions traditionnellement chargées de guider ses choix. «Tous des pourris, des vendus, complices du système, uniquement occupés à défendre leurs propres intérêts!…»

Ces reproches ne sont pas sans fondements. Les élites, si tant est qu'on puisse encore les appeler ainsi en considérant leur niveau moyen d'intelligence, ont largement démérité, abusant de leur position et négligeant les responsabilités liées à leurs fonctions. Dans ces circonstances, la méfiance est un sain réflexe et la volonté de réfléchir par soi-même est louable.

Mais que constate-t-on? La plupart des citoyens, sans trop réfléchir par eux-mêmes, se contentent de prendre le contrepied des thèses officielles, puis d'en adopter d'autres, de manière plus ou moins aléatoire, au gré de leurs craintes et de leurs envies, au gré aussi des discours mobilisateurs de quelques nouveaux gourous qui s'imposent peu à peu comme une élite officieuse. L'émancipation intellectuelle des masses populaires suscite certes quelques réactions salutaires, mais ouvre aussi la porte aux tendances les plus loufoques et les plus anarchiques, les plus imprévisibles et les plus violentes. Les complotistes paranoïaques se rassurent en répétant que tout est faux et qu'on nous ment. Des économistes farfelus imaginent une société affranchie des réflexes humains et des principes mathématiques les plus élémentaires. Les sectes de frappadingues pullulent. Des marées humaines se laissent séduire par la remise en question de tous les mécanismes communautaires traditionnels. Des foules de désœuvrés et de désespérés défilent en ânonnant de vagues messages de paix et d'amour, et cassent tout sur leur passage tout en se disputant entre eux la légitimité de leurs actions.

Ce qu'on appelle la société civile ressemble désormais à un troupeau de bêtes furieuses fonçant tête baissée dans toutes les directions à la fois. Les individus sont devenus incontrôlables, rétifs à tout message officiel et à toute tentative de canalisation. Le bien et le mal se côtoient et se mélangent, mais rarement en quantités égales, et sans qu'aucune autorité n'impose clairement leur distinction.

On peut dès lors s'inquiéter lorsque ces mêmes individus prétendent réorganiser notre société ou inventer le monde de demain. Les révolutions nous promettent toujours des lendemains qui chantent et une société plus juste, mais elles ne nous confrontent finalement qu'à la violence, à la méchanceté, à la bêtise et aux plus bas instincts de la race humaine.

On doit admettre que toute société a besoin d'élites capables de la diriger de manière intelligente, raisonnable et cohérente, et que la population n'a pas cette compétence. Il est naturel et légitime que les citoyens réagissent lorsque ces élites sont défaillantes, mais il est illusoire d'imaginer qu'ils puissent se substituer à elles. C'est d'autant plus vrai lorsque la population a subi pendant plusieurs générations un sévère affaiblissement intellectuel et moral – cet affaiblissement étant généralement un dommage collatéral de la déchéance des élites.

Certes, ce discours élitiste n'a pas bonne presse aujourd'hui, dans la mesure où il est abusivement employé par nos élites déchues pour contester certaines réactions populaires. Pour autant, sa pertinence est confirmée par la confusion totale dans laquelle notre société est plongée.

Pollux

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