Bouffonneries
Une bouffonnerie – au sens de situation comique, ridicule – vient de trouver son épilogue – peut-être provisoire – devant le Tribunal fédéral.
Un malotru ayant qualifié un enquiquineur de bouffon dans un centre d'entraînement physique lausannois, le second s'est senti gravement atteint dans son honneur, a porté plainte pour injure et a obtenu gain de cause en première et en deuxième instance. Son adversaire est monté jusqu'au Tribunal fédéral, qui lui a donné raison. Rien que de très banal jusque-là. Tout au plus peut-on se demander si la quérulence qui incite certains citoyens à recourir aux tribunaux pour des queues de cerises n'explique pas la surcharge dont souffrent, paraît-il, lesdits tribunaux. Mais là n'est pas mon propos.
Ce qui est bouffon – toujours au sens de comique, ridicule – dans cette affaire, c'est que le Tribunal cantonal vaudois, ignorant superbement le sens usuel de l'adjectif incriminé, est allé mettre son nez dans un dictionnaire d'argot qui lui a fourni des synonymes tels que «nul, minable, perdant, imbécile», termes jugés injurieux par des juges qui n'ont sans doute jamais de leur vie utilisé l'un ou l'autre de ces mots ou un équivalent pour qualifier un congénère. Admettons. J'admets aussi volontiers que l'«insulteur» n'avait pas l'intention de flatter l'«insulté». De là à en déduire qu'il s'exprime en argot…
Heureusement, le Tribunal fédéral ne s'est pas laissé entraîner dans les subtilités de la langue argotique et a fait remarquer avec pertinence, dans un arrêt du 12 septembre, que «si l'emploi du terme “bouffon” dans le sens de ridicule a une portée dépréciative, il ne peut pas pour autant être considéré comme une injure (…)».
A lire les comptes rendus de la presse, on serait porté à penser que l'arrêt du TF est lui aussi bouffon. Si l'on en croit les quotidiens romands, visiblement abreuvés à une seule et même source, le Tribunal fédéral aurait expliqué doctement que «[les juges vaudois] ont ignoré que le terme a évolué. Il est utilisé dans le langage familier comme désignant une personne ridicule par le comportement qu'elle adopte», ce qui signifie, littéralement, que le sens argotique a fait place progressivement au sens usuel – alors que c'est l'inverse évidemment – et donne à penser que les juges du Tribunal fédéral ne sont pas plus malins que ceux du Tribunal cantonal. Il n'en est rien pourtant: l'arrêt du TF fait état des diverses recherches opérées par celui-ci dans tous les dictionnaires sérieux et ne manque pas de remonter jusqu'aux origines du mot, lequel désigne initialement un personnage qui fait rire, comme vous le savez et comme, apparemment, certains juges et journalistes l'ignorent.
Cela dit, on ne saurait assez conseiller au bouffon débouté d'aller plaider sa cause devant la Cour européenne des droits de l'homme qui, n'en étant pas à une bouffonnerie près, lui donnera sûrement raison en se fondant sur un dictionnaire des termes humanitaires faisant de bouffon le synonyme d'ennemi des droits fondamentaux de la personne humaine, ce qui est évidemment la pire des injures.
Mariette Paschoud
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