La sous-culture des imbéciles instruits

Dans sa Philosophie de l’inégalité1, Nicolas Berdiaev a écrit des choses définitives sur la cuistrerie des fausses élites démocratiques modernes qui, tout en se prévalant de leurs origines «populaires» ne manquent jamais de manifester leur mépris de ces mêmes origines, dont le mot populisme évoque si bien, dans leur bouche, l’hypocrisie et le manque de race de leurs opinions. «L’idée aristocratique exige la domination réelle des meilleurs; la démocratie, la domination formelle de tous2. En tant que gouvernement des meilleurs, qu’exigence d’une sélection qualitative, l’aristocratie reste à jamais un principe supérieur de vie sociale, la seule utopie digne de l’homme. Et toutes vos clameurs démocratiques, dont vous assourdissez les places et les bazars, ne vont pas déraciner du cœur noble de l’homme cet appel qui monte des profondeurs pour que ceux-ci se manifestent, pour que l’aristocratie entre dans ses droits éternels.»3

Or il est une qualité qui révèle immanquablement un authentique esprit aristocratique et le distingue infailliblement de tous les prétentieux, qui sont les faux aristocrates. Cette qualité, c’est l’application pertinente de l’indulgence envers qui se trompe par faiblesse ou par ignorance. Le faux aristocrate est à la fois implacable et malhonnête dans sa rigueur, toujours sélective au demeurant. Il n’est pas dans la vérité. Le vrai, en revanche, sait discerner derrière les idées fausses la maladresse d’expressions de besoins parfois légitimes, et derrière l’erreur la bonne foi sous-jacente, quand elle existe réellement. C’est la raison pour laquelle le vrai aristocrate peut pratiquer la tolérance, quand le faux n’est qu’un sectaire qui s’ignore, surtout lorsqu’il parle de tolérance!

Derrière la critique du populisme par les fausses élites démocratiques modernes se cache en réalité la haine du peuple comme produit individualisé par l’histoire, par une culture séculaire, où le culte occupe la place centrale, et par une civilisation. L’idée démocratique sert aux fausses élites d’arme de guerre contre cette faible conscience diffuse chez les gens peu instruits, intellectuellement et parfois moralement vulnérables, impressionnables aussi par le faux prestige qu’on leur impose quotidiennement.

Il y a un paradoxe qu’il faut exprimer ici: l’authentique aristocrate ne transige pas sur les valeurs fondamentales de la vie, mais il comprend l’erreur quand il y a urgence des besoins chez les faibles, parce qu’il reste un homme. Le faux aristocrate, lui, n’a cure d’aucune vérité et se sert avec une indifférence cynique du vrai comme du faux pour préserver sa propre domination sociale. Le faux aristocrate est un lâche qui suit servilement l’opinion dominante quand le vrai sait affronter la solitude des engagements désertés dont il connaît la nécessité au-delà de l’éphémère. Le faux aristocrate est un mystificateur qui nomme avec astuce «conviction» ce qui plaît et le met à l’abri de toute critique sociale décisive. Le vrai peut aller jusqu’au martyre pour témoigner sans violence de la force de l’esprit en l’homme.

Oui, l’idée aristocratique est réellement indépassable, et la meilleure démonstration qu’on en peut faire, c’est en creusant le peu de profondeur de l’idée démocratique elle-même dans les temps modernes!

Michel de Preux

1 Ed. de l’Age d’Homme, Lausanne 1976

2 A cet égard, les mouvements dits d’«extrême droite» du XXe siècle (fascismes divers et nazisme notamment) sont d’essence démocratique et profondément, viscéralement même, antiaristocratiques en ce qu’ils aspiraient tous à une coagulation d’individus massifiés et récusaient violemment toute qualité intrinsèque de la pensée de l’esprit indépendant.

3 Op. cit., sixième lettre, p. 103.

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