Les alphas et les bêtas

Le monde de demain a toujours fasciné l'esprit humain, à toutes les époques. Dans les années d'après-guerre du siècle passé, des films et des bandes dessinées imaginaient l'an 2000 peuplé de scooters volants se déplaçant à la vitesse de l'éclair dans des mégalopoles aériennes quadrillées de voies de communication horizontales et verticales, le tout coincé sous de gigantesques cloches de verre. En 2020, le monde ne ressemble pas à ça et la modernité a pris des directions que peu de gens soupçonnaient.

Aujourd'hui, alors que nous venons de traverser trois mois de crise sanitaire, période douloureuse économiquement, mais sans commune mesure avec une guerre, les gens ressentent à nouveau le besoin frénétique d'imaginer le monde de demain. Les écologistes les plus radicaux rêvent de la fin de la civilisation et du retour à la nature originelle, avec une humanité confinée dans des yourtes et vivant de méditation et de graines de quinoa. En face d'eux, les disciples du Progrès évoquent l'avènement d'une génération alpha, née dans un environnement entièrement numérique où même les claviers des ordinateurs auront définitivement cédé la place aux écrans tactiles et aux commandes vocales; une génération qui accumulera des expériences enrichissantes et qui exprimera des attentes et une vision de l'existence totalement différentes des nôtres.

On verra…

Ces appareils électroniques qui encadreront et guideront notre vie (ils sont déjà là, la prédiction n'est guère audacieuse), il faudra quand même bien quelques personnes pour les fabriquer. Même si la fabrication est réalisée par des robots, il faudra bien quelques personnes pour inventer ces robots, les programmer, les installer dans des grandes halles de production – avant d'organiser la distribution et la vente des produits finis. Pour que la génération alpha occidentale puisse passer son existence à trépigner sur des jeux vidéo et à converser gaiement avec des assistants domotiques, il faudra que d'autres personnes – les Chinois peut-être? – continuent à travailler de manière plus traditionnelle pour lui fournir ces compagnons de vie.

Et puis, cette génération alpha devra peut-être encore se nourrir. Elle ne va tout de même pas bouffer des microprocesseurs? Y aura-t-il encore de l'agriculture? des paysans? des vaches? N'oublions pas que le tout numérique est un luxe réservé aux estomacs pleins.

On se demande aussi comment se comporteront ces jeunes de demain – les alphas, en attendant les bêtas. Seront-ils plus intelligents? plus consciencieux? plus précis? (Vous avez sans doute remarqué que dans le monde d'aujourd'hui, parmi les ribambelles de trillons de données informatiques censées nous donner la maîtrise absolue de notre vie, celles qui nous sont vraiment utiles sont fréquemment indisponibles ou erronées, par la faute de systèmes défaillants, alimentés ou entretenus avec négligence.) Seront-ils plus pacifiques? bienveillants les uns envers les autres? moins aigris et revendicateurs? (Pourtant, la méchanceté qui sommeille dans l'âme humaine est une des rares choses qui n'évoluent jamais au cours des siècles; les seules époques paisibles sont celles où les idéologies se taisent et où les individus retrouvent la capacité d'être heureux sans se croire victimes d'injustices et sans vivre dans un ressentiment permanent et artificiel.) Le chef de l'armée suisse craint de manquer de soldats d'ici dix ans: où sera la génération alpha? Sous les drapeaux ou sous les cocotiers?

On verra…

Jouer aux pythies en essayant de prédire le monde futur est toujours un exercice un peu vain, où l'on ne fait que projeter ses propres envies ou ses propres peurs. Mais ce qu'on imaginait au siècle passé avait au moins le bon goût de nous faire rêver. On ne peut pas en dire autant de ces alphas de demain que nous promettent les bêtas d'aujourd'hui.

Pollux

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