Armée 95… Manque de vision
Dans Notre armée de Milice de mars-avril 2021, l'éditorial du colonel EMG S. Holenstein, président de la Société suisse des officiers (SSO), s'intitulait «Pour une meilleure gestion de crise par la Confédération». Je le cite:
(…) c'est notre gestion des risques et des crises, alors exemplaire autrefois au plan international, qui n'est aujourd'hui plus que l'ombre d'elle-même.
Dans les années 90, la Suisse disposait encore d'un système élaboré de formation aux situations de crise et, surtout, axé sur la pratique et éprouvé.
(…) après de nombreuses réformes de l'armée – pour la plupart infructueuses – et de longues périodes de beau temps, la Suisse a cru bon de brader les principes de la conduite militaire. (…) Alors que ces principes se sont imposés comme fondements du leadership dans le monde économique, il en est allé différemment dans l'Administration fédérale, où les principes et structures de la conduite militaire ainsi que la culture des exercices ne sont pas vus d'un bon œil (…)
Une des origines de ces manquements dans l'Administration fédérale, voire aux niveaux du Conseil fédéral et du Parlement, remonte pour une part importante à la décision des autorités exécutives et législatives, indirectement aussi militaires, de réduire considérablement les effectifs et les efforts militaires en passant d'armée 61 à armée 95. De quelques 600'000 (800'000 en cas de nécessité) hommes (et femmes!) mobilisables, l'objectif passa à 200'000 (en 2020 encore moins). Il en résulta un état d'esprit qui peut être synthétisé ainsi: servir dans l'armée? Ringard et potentiellement inutile; former une frange de la population à la conduite humaine par tout temps (aux différents sens du terme)? Pas nécessaire! En diminuant les effectifs, en supprimant trop longtemps les exercices de mobilisation générale, en abandonnant les manœuvres, les décideurs de l'époque tuèrent bien des atouts de la Suisse, comme le constatent le colonel EMG S. Holenstein et d'autres personnages1.
Durant les années 1990, les autorités fédérales – sans vouloir ôter leur autonomie aux cantons, mais au vu d'une certaine centralisation en matière militaire et de formation nationale – se sont-elles préoccupées de la perte d'une formation – au sens large – uniforme, accessible et exerçable grâce à l'apprentissage et à la pratique qu'offrent les écoles d'officiers de l'armée suisse?
Cet abandon, espérons-le inconscient de la part des autorités concernées, du nombre des citoyens et de la qualité du ciment national sémantique, qui favorisait un langage cohésif et une terminologie uniforme, se mesure gravement aujourd'hui.
En effet, les décideurs de l'époque se sont-ils demandé comment assurer la formation à la gestion de situations de crise et son exercice? En étant indulgent, on peut espérer que d'aucuns, particulièrement visionnaires, y ont pensé, voire ont tenté de mettre en œuvre une telle formation en proposant des cours de gestion et/ou de conduite humaine dans l'une ou l'autre école de renommée internationale (IMD, HSG, etc.). Pour dédouaner les décideurs de l'époque, il aurait fallu scrupuleusement passer en revue les cours proposés par les universités et autres écoles postgrades. Et quand bien même de tels cours auraient été proposés, cela forme-t-il une condition suffisante pour pallier la perte de compétences susmentionnée? Qu'il soit ici permis d'en douter, car aucune leçon théorique de conduite humaine, aussi brillante soit-elle, dans l'ambiance feutrée d'une salle de cours, ne remplacera la mise en pratique dans le terrain, dans des conditions, entre autres atmosphériques, les plus proches possible de celles d'une vraie crise, du combat, dans sa durée – tenir 24h sur 24, voire plus si nécessaire.
A l'heure de ce triste constat, je regrette de n'avoir pas été plus attentif, de ne pas m'être engagé davantage pour pallier ce manque de vision des décideurs aux commandes avant l'avènement d'armée 95. Et, dorénavant, je voudrais pouvoir m'impliquer davantage afin de moins subir.
Michel Tobler
[1] Par exemple Théodor Winkler, ancien directeur du Centre de politique de sécurité de Genève, dans la NZZ du 24 juillet 2021: Wir dürfen unsere Verteidigung nicht weiter herunterfahren, sondern müssen sicherstellen, dass wir in einer Krise unser Land glaubwürdig schützen können, von niemandem erpresst werden können, niemanden für unseren Schutz anbetteln müssen. Wir müssen uns nicht auf den Krieg vorbereiten. Sehr wohl aber auf Krisen. (Nous ne pouvons pas continuer à affaiblir notre défense, nous devons au contraire nous assurer de pouvoir protéger notre pays de manière crédible en cas de crise, de n'avoir à craindre un chantage de personne, de n'avoir à faire appel à personne pour notre protection. Nous ne devons pas nous préparer à la guerre. Mais aux crises certainement.)
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