Qui ne veut pas la guerre?

A l’heure où nous écrivons, la Troisième Guerre mondiale n’a pas encore éclaté. Nous épargnerons au lecteur ce lieu commun de tous les commentateurs sentencieux et vaniteux, qui consiste à déclarer que la question n’est pas de savoir si elle éclatera, mais quand: la vérité est qu’on ne sait heureusement pas si elle éclatera. Il n’empêche qu’on assiste à une sorte de course folle et aveugle, à des engrenages non maîtrisés susceptibles de conduire à un nouveau conflit mondial… que beaucoup de gens croient ne pas souhaiter, mais qu’ils souhaitent quand même tant ils rêvent d’en découdre une bonne fois pour toutes avec un ennemi qui incarne le Mal absolu. Que ce soient les chefs d’Etat empêtrés dans leurs affaires intérieures ou prisonniers de leur rhétorique, les journalistes avides de sang-sationnel, les idéologues progressistes rêvant de grand reset et de décroissance forcée de la population, ou encore les millions d’obscurs inconnus répandant leurs aigreurs haineuses sur les forums en ligne: tout le monde ne rêve que plaies et bosses, personne ne veut la paix. (Sans oublier, plus prosaïquement, les marchands d’armes et les entrepreneurs prêts à reconstruire.)

Laissons ici de côté le Proche Orient, où la guerre est en quelque sorte permanente, avec par moments des flambées de violence inquiétantes, mais où les Etats-Unis ont de tels intérêts qu’ils veillent toujours à contenir les ardeurs belliqueuses de leurs amis et de leurs ennemis. Concentrons-nous seulement sur les événements qui nous touchent de plus près, en Europe.

Les Russes, après des années de provocations occidentales, ont décidé de régler la question ukrainienne par la force plutôt que par la ruse et la finesse. (Instinctivement, nous aurions choisi le contraire, mais admettons qu’il est plus facile d’être sage lorsqu’on est loin des problèmes et des décisions à prendre.) Confiants dans leur supériorité numérique, convaincus que le temps travaille pour eux, désabusés aussi face à des adversaires qui de toute manière les détestent, ils n’ont manifestement aucune intention de s’arrêter, encore moins de reculer. Après l’échec de leur élan initial, ils semblent aujourd’hui tirer des enseignements de chaque revers subi sur le terrain et progressent lentement mais sûrement vers le Dniepr et peut-être demain vers Odessa et la Transnistrie.

Du côté occidental, on se livre à une escalade verbale irrationnelle, en diabolisant l’adversaire et en réécrivant l’histoire de ces dernières années. On s’emploie à faire disparaître les traces des provocations passées et des motifs qui ont poussé la Russie à déclencher une attaque d’envergure. On nie en particulier les anciennes promesses de ne pas étendre l’OTAN à l’Est. (Il est pourtant évident que, promesses ou pas, l’extension de l’OTAN était une provocation aussi sotte qu’agressive.) On nie aussi et surtout la part de guerre civile dans le conflit en cours, en «invisibilisant» les populations de l’est et du sud de l’Ukraine qui ont été menacées en 2014 par les révolutionnaires du Maïdan avant de se barricader puis de se révolter; on fait croire qu’il ne s’agit que de quelques barbouzes poutiniens parachutés dans le Donbass et en Crimée pour servir de prétexte à une invasion. Dans les «décryptages» publiés par les médias (qui préfigurent sans doute les livres d’histoire de demain), les fractures qui divisent la population ukrainienne n’existent pas. L’Occident peaufine ainsi le récit d’une guerre d’agression «non provoquée» (en insistant lourdement sur cette expression qu’on sait être fausse), motivée uniquement par un fantasme d’expansion territoriale. Cette explication indigente est avalée placidement par les masses populaires, oublieuses et indifférentes, et elle permet de radicaliser les discours officiels: désormais, il faut arrêter Poutine par tous les moyens, quelles qu’en soient les conséquences! Constatant que ni les sanctions, ni les appuis militaires indirects (conseillers militaires, forces spéciales), ni les appuis militaires directs (munitions, armes de plus en plus lourdes) ne suffisent à stopper la progression des Russes, les dirigeants européens commencent à préparer l’opinion publique à l’idée d’une intervention des troupes régulières de l’OTAN. A l’heure actuelle, ladite opinion publique se rebiffe; mais face à un matraquage persuasif quotidien, elle sera peut-être prête dans quelques mois.

Les états-majors politiques et militaires savent que le conflit actuel ne menace pas le territoire de l’Europe occidentale; il menace en revanche l’idéologie qui y règne. Beaucoup d’Européens perçoivent la Russie comme une société «normale», «vivable», antithèse des fantasmes égalitaires, des angoisses existentielles et des déconstructions identitaires et culturelles que nous subissons ici. Une victoire de la Russie apparaîtrait alors comme une défaite de la «modernité» conçue par l’Occident. Or un idéologue ne peut envisager la défaite de son idéologie; il est prêt à tout pour masquer un tel échec. Ajoutez à cela une dose d’orgueil assez commune, et vous obtenez des dirigeants européens résolus à ne rien négocier et qui envisagent sans ciller une confrontation de grande ampleur. Nous préférons un conflit mondial plutôt qu’un succès russe dans l’est et le sud de l’Ukraine.

Et si, dans cette coalition, un chef d’Etat montre des signes de pacifisme, s’il manque d’enthousiasme face à la perspective de cette guerre fraîche et joyeuse et qu’il menace de freiner l’escalade du conflit (par exemple en refusant de livrer des missiles de longue portée), il voit aussitôt son autorité contestée par une poignée de putschistes surgis de nulle part, tandis qu’il se retrouve visé par une vaste campagne de dénigrement savamment orchestrée par des spin doctors déguisés en journalistes, qui le dépeignent comme un homme médiocre, maladroit, impopulaire et isolé, peut-être même vendu à l’ennemi. La presse, devenue soudainement militariste, joue un rôle de filtre pour rendre inaudibles les quelques rares voix pacifistes qui tentent encore de s’exprimer.

Tout cela paraît aberrant. Mais les précédentes guerres mondiales n’ont-elles pas été causées par le même mélange de folie, d’orgueil, de sottise et d’accidents?1

Pollux

 

1Il vaut la peine d’écouter l’interview d’Henri Guaino publiée le 27 mars 2024 sur la chaîne Youtube Thinkerview (https://www.youtube.com/watch?v=AZf1BACeoi8), plus particulièrement le moment (entre 0:27:00 et 0:37:00) où il décrit l’éclatement de la Première Guerre mondiale, «que personne ne voulait».

Thèmes associés: Histoire - Politique internationale

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