Preuves
Dans un récent article, je prenais, peut-être un peu imprudemment, la défense de l’abbé Pierre en butte à des accusations d’abus sexuels confirmés par la prétendue enquête indépendante menée par «le groupe Egaé, co-fondé et co-dirigé par la néo-féministe d’extrême-gauche et traqueuse de mâles blancs Caroline de Haas»1.
Cette enquête sert toujours de référence aux accusateurs du fondateur d’Emmaüs, et ses conclusions ont été, dit-on, récemment confirmées par un dossier cartonné de quelques centimètres d’épaisseur que chercheurs et journalistes peuvent consulter au siège des archives de l’église catholique, à Issy-les-Moulineaux, près de Paris, car, apprenait-on le 14 octobre, devant l’émotion provoquée par les révélations d’agressions sexuelles commises par l’abbé Pierre, la Conférence des évêques de France (CEF) a ouvert mi-septembre l’accès aux documents, sans attendre le délai de 75 ans après sa mort en 20072. En somme, il suffit qu’un événement suscite l’émoi pour que les évêques de France baissent leurs culottes. Il est vrai qu’ils ont pour excuse la terreur semée par les ennemis de l’Eglise catholique à la suite du silence qu’on reproche à cette dernière au sujet des innombrables abus sexuels dont ont été accusés des membres du clergé ces dernières années.
Je ne vais pas m’ériger en avocat de l’abbé Pierre, qui était peut-être en effet un vilain bonhomme. Mais je trouve intéressante, du point de vue du sérieux journalistique, la manière dont l’Agence France-Presse, auteur du communiqué repris sans le moindre esprit critique par 20 minutes, traite ce dossier. Quelques exemples:
«Quelques évêques au moins» étaient au courant «dès 1955-1957» du «comportement grave» de l’abbé Pierre «à l’égard des femmes». Nulle part toutefois, dans ces archives, la nature exacte des actes n’est précisée. Les courriers parlent d’«accidents», de «misères morales», de «faits répréhensibles» ou encore «d’état anormal». Qui étaient ces «quelques évêques au moins»? Pourquoi la date n’est-elle pas établie? Si la nature exacte des actes n’est précisée nulle part, que prouvent les fameuses archives?
Le document le plus explicite, une lettre du 13 novembre 1964 émanant peut-être du secrétaire général de l’épiscopat, résume l’affaire en parlant de «grand malade mental» faisant l’objet de «perte de tout contrôle de soi, notamment après des livres à succès» et assure que «de jeunes filles en ont été marquées pour la vie». L’abbé Pierre, de son vrai nom Henri Grouès, a agi «sans qu’il soit possible de le prendre en flagrant délit», ajoute ce document photocopié et quasi illisible. Qu’est-ce que ce «émanant peut-être du secrétaire général de l’épiscopat»? N’est-on pas sûr de la source qui «résume l’affaire» dans un document douteux? Qui sont les jeunes filles marquées pour la vie? S’il n’a pas été possible de le prendre en flagrant délit, c’est peut-être parce que, se sachant surveillé, l’abbé s’est tenu tranquille, mais c’est peut-être aussi parce qu’il n’avait pas l’intention de commettre un délit.
Un administrateur de l’association, Pierre Join-Lambert, expose en juin 1959 son «inquiétude» de voir l’abbé reçu par le général de Gaulle. «Tous les chantages possibles sont à prévoir», explique-t-il, en relatant une assemblée générale d’Emmaüs, où «certains ont protesté contre sa présence», réunion émaillée «d’incidents très pénibles avec pleurs». Que vient faire le général De Gaulle dans cette affaire? Qu’entend-on par «tous les chantages»? Que prouvent les démêlés de l’abbé avec une assemblée générale d’Emmaüs si on n’en indique pas la nature?
Le dossier dépeint aussi un homme «dont les entreprises échappent totalement au contrôle de la hiérarchie» (mars 1958), qui «tente d’échapper à la discipline médicale» (août 1958). L’abbé Pierre a été interné fin 1957 dans une clinique psychiatrique à Prangins (VD), où il a subi «un traitement de choc». On veut bien croire que l’abbé Pierre a toujours voulu n’en faire qu’à sa tête et qu’il avait une haute opinion de lui-même, mais ça ne prouve rien non plus. Reste son internement dans une clinique psychiatrique de Prangins, qui aurait dû laisser des traces et permettre de savoir avec exactitude ce qui motivait un traitement de choc et en quoi consistait ce dernier, grâce à un dossier médical. Las, «il n’existe aucune trace d’Henri Grouès dans les dossiers de la clinique des Rives, pourtant conservés aux archives cantonales»3.
Je ne suis naturellement pas en mesure de décider si l’abbé Pierre est coupable ou non des faits dont on l’accuse. D’ailleurs, je m’en moque.
Mais l’Agence France-Presse nous donne là un bel exemple d’instruction à charge fondée sur une enquête qui ne peut pas être indépendante et sur un dossier de deux cent seize pièces, dont on n’a pu extraire que des déclarations qui devraient au moins valoir à l’accusé le bénéfice du doute, cela d’autant plus que son internement à Prangins ne peut même pas être démontré.
C’est une honte!
M. P.
1 Le Pamphlet no 537, septembre 2024 – http://www.pamphlet.ch/index.php?article_id=1869.
3 https://www.24heures.ch/prangins-ou-est-passee-la-fiche-patient-de-l-abbe-pierre-884787065812.