L’horreur de la douceur
Chacune de nos déambulations dans l’urbanisme contemporain – où les rues animées d’autrefois ont été transformées en allées sinistrement muettes, encombrées d’arbres et de bancs limitant le trafic des automobiles et favorisant tous les autres – nous invite à une méditation déprimante et déprimée sur l’horreur de la douceur. Non pas la douceur avec laquelle tout individu fréquentable se doit d’agir envers son prochain (pour peu que ce prochain soit lui-même fréquentable), mais la douceur doucereuse, suavement moralisatrice et insidieusement gluante, abâtardissante et castratrice, mortifère, avec laquelle le monde moderne peint en rose les barreaux de nos prisons physiques et mentales. Mobilité douce, déplacements doux, tourisme doux, habitat doux, nourriture douce. Contrairement aux régimes totalitaires du siècle passé, qui affichaient assez franchement des discours brutaux et des méthodes brutales, l’idéologie qui empoisonne aujourd’hui l’Occident s’adresse à nous avec onctuosité pour nous convaincre que le rétrécissement, le ralentissement et l’affadissement de notre existence sont les conditions de notre bonheur. C’est la douceur de Didi expliquant à Tintin qu’il va lui couper la tête pour qu’il trouve la voie. C’est la douceur de Gríma Langue-de-Serpent envoûtant le roi Théoden.
La brutalité des totalitarismes anciens voulait que la police politique vienne vous interpeller au petit matin pour vous conduire dans une prison dont vous ne sortiez jamais. Avec la douceur de la dystopie moderne, vous vous réveillez un beau matin au milieu de zones (désertes) à 30 kilomètres à l’heure, de mobilier urbain inclusif et infantile, de potagers collaboratifs anarchiques et d’individus avec lesquels vous n’avez plus rien en commun, tandis qu’une voix lénifiante vous répète que cette nouvelle société a été conçue pour votre bien, que nulle part ailleurs vous ne serez mieux.
Cette obsession de la douceur va de pair avec une obsession de la petitesse. Les totalitarismes durs du siècle passé reposaient sur des idéologies mortifères, mais aussi sur des désirs de grandeur: ils construisaient de grands monuments, de grands palais, de grandes avenues avec des statues démesurées. Le totalitarisme mou d’aujourd’hui s’appuie sur une idéologie nihiliste et sur un désir de petitesse: les rues sont de plus en plus étroites, conçues pour un nombre de plus en plus restreint de voitures de plus en plus petites, qui font de moins en moins de bruit. (Qu’y a-t-il de plus sinistre qu’une voiture silencieuse?) On ne construit qu’à contre-cœur quelques écoquartiers hideux et étriqués – aucun monument, aucun palais, aucune statue. L’espace de l’être humain se rétrécit. Les dictateurs d’autrefois, qui faisaient périr leurs concitoyens dans une explosion de grandeur, sont désormais remplacés par d’obscures équipes pluridisciplinaires qui nous font dépérir dans une implosion de petitesse.
Telles sont les méditations des vieux boomers lorsqu’ils déambulent dans l’urbanisme contemporain et qu’ils ressentent la nostalgie du monde d’avant, avec sa joie de vivre brouillonne, bruyante et polluante. Ils en veulent aux vieux schnocks gauchistes qui ont eux aussi connu le monde d’avant, et qui l’ont détruit pour le remplacer par un environnement aseptisé et sinistre. Mais ils s’inquiètent surtout pour les nouvelles générations, qui naissent dans ce monde moderne sans en avoir connu d’autre. Peut-être n’auront-elles jamais l’idée ni la volonté de vivre moins sainement mais plus intensément, avec moins de douceur mais plus de grandeur… Sauf, bien sûr, si elles ont la chance de voyager et de découvrir, loin d’ici, d’autres manières de (vraiment) vivre. On dit que les voyages forment la jeunesse, mais on n’a sans doute jamais réalisé à quel point cette idée est juste!
Post-scriptum: alors oui, les voyages contribuent souvent à élargir l’esprit, mais ça ne marche pas à tous les coups. Il y a plein de jeunes écolos qui prennent l’avion pour se rendre dans des pays lointains et rétrogrades, mais ils en reviennent avec les mêmes faces de carême technocratiques qu’avant leur départ.
Pollux
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