Bébé au centre et grand-papa au coin... ou pas

Comme vous le savez peut-être, l'année prochaine à une date encore incertaine, les Vaudois devront se prononcer sur deux textes de loi tendant à une réforme de l'école; je ne vais évidemment pas pouvoir vous en exposer aujourd'hui les tenants et aboutissants de façon détaillée, mais je vais vous dire le plus important, à savoir ce qu'il faut voter. Mais avant cela, je vais commencer par vous rappeler la structure actuelle de l'école vaudoise, puis vous indiquer en quelques mots les éléments essentiels des deux projets qui s’opposent, même si c'est un peu rébarbatif.

Structures

Actuellement donc, l'école vaudoise est structurée comme suit: la scolarité commence par deux années d'école enfantine, pour l'heure facultatives, mais qui deviendront obligatoires en raison des exigences de l'harmonisation intercantonale qui a été acceptée en votation il y a quelques années à une écrasante majorité, qui a été plébiscitée donc, comme aiment à dire les journalistes du dimanche, ou en l'occurrence plutôt du lundi, lorsqu'ils sont tout émoustillés par le résultat d'un scrutin. Bref, après l'école enfantine viennent quatre années d'école primaire, divisées en deux cycles de deux ans; puis l'école secondaire commence avec deux ans de cycle dit de transition consacré à l'orientation. A l'issue de ce cycle, les élèves sont orientés dans trois filières: la voie secondaire à options (VSO) qui est censée préparer les élèves à l'entrée en apprentissage; la voie secondaire générale (VSG) qui doit aussi préparer à l'apprentissage et qui donne en outre accès, à certaines conditions liées aux résultats, au gymnase en école de culture générale et de commerce; et enfin la voie secondaire baccalauréat (VSB) qui donne, en plus du reste, accès au gymnase en voie de maturité. Les élèves de VSB doivent choisir une option spécifique parmi les suivantes: latin; mathématiques et physique; italien; ou encore économie et droit. A noter encore qu'à l'école primaire les évaluations sont communiquées sous la forme d'appréciations; et que ce n'est qu'à partir de la cinquième année, c'est-à-dire de la première année du cycle de transition, que les notes sont introduites.

Deux visions de l’école

Cela, c'est le système mis en place par la réforme «Ecole vaudoise en mutation» (EVM) acceptée en votation populaire en décembre 1996 par environ 60% des voix. Le but de cette réforme, comme de toutes les réformes qui ont précédé, était de garantir une meilleure «égalité des chances», en particulier par un report de l'orientation, censé mieux tenir compte des différences de rythme entre les élèves. Cette vision se fonde de manière générale sur une approche pédagogique plaçant l'«élève au centre», où la mission de l'école est de former des «citoyens responsables» et de veiller à leur intégration dans la société, toutes autres considérations semblant être secondaires. Le plan d'études vaudois ne fait pas de mystère à cet égard, puisqu'il précise que l'école: «fait apprendre le “métier d'élève” sans perdre de vue le statut particulier de l'enfant. Elle a à cœur de faire connaître et respecter la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant». Tout cela est bien entendu beau, noble, poignant et émouvant, mais ne dit pas grand-chose sur l'acquisition des connaissances. Apparemment cela n'a guère d'importance, puisque toutes les études, les plus récentes évidemment, menées par des experts, bien entendu éminents, prouvent que «mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine». D'ailleurs, comme le disait si pertinemment Montaigne, «savoir par cœur n'est pas savoir».

Le problème, c'est que les doctes citations de Montaigne, tout comme une certaine vision de la pédagogie érigée en science exacte, ne suffisent pas à masquer le niveau insuffisant qu'ont les jeunes à l'issue de la scolarité obligatoire, en tout cas dans les matières de base que sont le français et les mathématiques; niveau qui est même franchement affligeant chez les élèves issus de la voie secondaire à options.

Face à ce constat, une association d'enseignants et deux associations de parents ont lancé une initiative populaire intitulée «Ecole 2010 – Sauver l'école» qui a été déposée le 25 janvier 2008. Ces associations s'en prennent à une vision de l'école en vertu de laquelle «l'apprentissage ne doit pas être une contrainte, mais un jeu, dans lequel le savoir ne vient pas a priori des connaissances accumulées par les générations, mais émane du génie propre à chaque enfant». Sans remettre en question l'actuelle structure de l'école vaudoise, les initiants demandent que la loi scolaire soit modifiée et proposent en particulier les aménagements suivants: le découpage de la scolarité en années scolaires et non plus en cycles; une évaluation communiquée par le biais de notes de 1 à 6 dès le début de l'école primaire; et surtout le renforcement de la voie secondaire à options. Ils demandent aussi la garantie de la liberté pédagogique des maîtres et la priorité donnée aux méthodes pédagogiques dites explicites, c'est-à-dire, aussi évident que cela puisse paraître, qui vont du simple au complexe.

Les contre-feux de Mme Lyon

Le dépôt de cette initiative n'a pas du tout plu à la Conseillère d'Etat en charge de la formation, Mme Lyon, qui a rétorqué en mettant en place des groupes de travail chargés d'examiner tous les aspects de la scolarité obligatoire et dont les conclusions devaient lui servir de base à la rédaction d'un projet de nouvelle loi scolaire. Parallèlement, elle a obtenu du Grand Conseil que le délai pour soumettre l'initiative au peuple soit repoussé, de sorte que son projet puisse servir de contre-projet à l'initiative. En effet, selon la Constitution vaudoise, une initiative doit être mise en votation dans les deux ans suivant son dépôt, sauf si un contre-projet lui est opposé, auquel cas ce délai peut être porté à trois ans. On devrait donc, d'un point de vue constitutionnel, voter au plus tard le 25 janvier 2011, mais on sait déjà que ce délai ne sera pas respecté et qu'on ne votera pas non plus le 13 février, cela a été annoncé dans la presse vendredi. Le scrutin interviendra donc au mieux au moi de mai.

Ainsi donc, après avoir obtenu son délai et s'être fait retoquer un premier projet d'école unique mis en consultation entre novembre 2009 et mars 2010, dont même ses amis n'ont pas voulu, Mme Lyon a élaboré un deuxième projet d'école unique, qu'elle a cette fois pris la peine de déguiser un petit peu. Cela a suffi à le faire adopter servilement par notre Conseil d'Etat à majorité prétendument de droite, raison pour laquelle il se trouve en ce moment en main de la Commission du Grand Conseil en tant que contre-projet à l'initiative.

Il y est prévu de supprimer la voie secondaire à options qui est, comme chacun le sait, une voie «stigmatisée», au profit d'une seule bonne grosse voie générale à côté de la voie baccalauréat. Au sein de la voie générale, les objectifs dans toutes les branches seraient communs, mais l'enseignement serait donné en deux niveaux en français, mathématiques et allemand, c'est-à-dire que les attentes quant à l'atteinte des objectifs seraient quelque peu différenciées. Des changements de niveaux seraient possibles chaque semestre et le passage d'une filière à l'autre pourrait intervenir chaque année sans redoublement. Pour que cela soit possible, le projet prévoit que les options spécifiques actuellement propres à la voie baccalauréat, comme par exemple le latin, seraient ouvertes à tous. Les élèves de générale sachant d'emblée qu'ils ne se destinent pas aux études (il se peut en effet qu'il y en ait malgré tout), ces élèves-là pourraient leur préférer des options dites de compétence. On le voit bien, comme des changements de niveaux et de filières devront être possibles à tout bout de champ et les matières enseignées ouvertes à tous, au nom de la sacro-sainte égalité des chances, les exigences devront nécessairement être aussi peu différenciées que possible. Le maintien de deux prétendues filières n'est donc qu'un piège destiné à rallier les voix des radicaux, et plus généralement de tous ceux qui se disent certes de droite mais avant tout résolument ouverts au progrès. Cela a marché avec le Conseil d'Etat, il est probable que cela fonctionnera aussi avec le Grand Conseil. L'objectif est donc de tout faire pour que le peuple ne s'y laisse pas prendre.

Madame Lyon a beau prétendre que sa réforme allie excellence et égalité des chances, elle n'engendrerait en réalité qu'une magnifique égalité dans la médiocrité.

Un enseignement exigeant et différencié

Il faut maintenant arrêter de faire croire que les seules différences entre les élèves tiennent à une simple question de rythme d'apprentissage et que la magie de l'hétérogénéité permettra à chacun d'accéder à l'université. Ce n'est pas le cas et Dieu merci! Les pédagogues, sociologues, politologues en tous genres sont déjà bien assez nombreux comme ça… les juristes aussi, je vous l'accorde. Il faut cesser de négliger la formation de base des élèves qui entameront par la suite un apprentissage, en partant du principe que ceux qui en sont réduits à une telle déchéance sont de toute façon perdus pour la société et n'ont donc pas besoin de savoir écrire et compter. Notre système de formation professionnelle est non seulement excellent mais également exigeant. Et alors que les métiers ont aussi besoin de leur élite, les maîtres d'apprentissage se plaignent de la difficulté qu'il y a à trouver des apprentis capables d'écrire autrement qu'en langage SMS et de réaliser une simple règle de trois. L'avantage des trois filières que nous connaissons aujourd'hui est qu'elles sont conçues logiquement en fonction des différentes voies qui s'ouvrent à l'issue de la scolarité obligatoire. Dans chacune de ces filières, il faut garantir un enseignement exigeant, mais différent, permettant à tous les jeunes d'acquérir le bagage de connaissances nécessaire pour entamer sereinement une formation de qualité, ce dont la voie académique n'a pas le monopole. Et pour parvenir à ce résultat, il faut voter oui à l'initiative «Ecole 2010».

Mieux que l’école de grand-papa

Mais même lorsqu'ils sont d'accord avec tout ce qui vient d'être dit, les adeptes de la modernité se montrent réticents quant à la conclusion, parce qu'ils ont entendu dire qu'«Ecole 2010» c'est l'école de «grand-papa». Alors évidemment, être assimilé à un grand-papa tout vieux, tout rabougri, presque grabataire, ronchon et par principe opposé au progrès, c'est une perspective intolérable. Il vaut donc mieux se rallier à Mme Lyon, dont le projet prend paraît-il en compte les découvertes-les-plus-récentes en matière de science pédagogique.

Une orientation pas trop précoce, des possibilités de rattrapage et de changements d'options afin d'éviter toute forme d'orientation couperet, des méthodes pédagogiques qui ne dissocient pas «les apprentissages scolaires de l'apprentissage de la vie sociale et démocratique en favorisant partout l'organisation coopérative des classes et des écoles afin de développer le sens des responsabilités des élèves», autrement dit des méthodes d'abord destinées à faire de l'élève un acteur et un citoyen à l'école. C'est effectivement la vision de Madame Lyon, mais ce n'est pas de son exposé des motifs que je tire ces éléments. Je les ai trouvés dans un article consacré au Plan Langevin-Wallon, du nom des deux communistes qui se sont succédé à la présidence de la commission de réforme de l'enseignement instituée en 1944 par le ministre de l'Education du gouvernement provisoire de la République française. Le Plan Langevin-Wallon, achevé en 1947, se fonde sur des conceptions qui ont fait leur apparition dans les années vingt. On peut donc faire mieux en matière de modernité.

Que ceux qui hésitent donc à voter en faveur d'«Ecole 2010» par peur du qualificatif de grand-papa se rassurent: l'école de Madame Lyon, c'est celle d'arrière-arrière-arrière-grand-papa.

Sophie Paschoud

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