De Cohn-Bendit à Freysinger

L'affrontement à Infrarouge, mardi 9 octobre 2012 à la TSR , entre Dany le Rouge et Oskar Freysinger m'a laissé perplexe, car je n'ai pas senti entre les deux protagonistes de cette émission une opposition de principe mais uniquement d'intérêts. Or, en politique, les intérêts trouvent toujours un terrain de conciliation,  pas les convictions quand celles-ci sont sérieuses et tranchées de part et d'autre. L'ancien gauchiste de mai 68 s'entend décidément fort bien avec les puissances d'argent. Son combat actuel en faveur d'un Etat fédéral européen fait du reste l'objet d'un livre qu'il signe avec un ancien premier ministre belge, libéral. Pour ce député européen en fin de parcours, la Suisse n'est qu'un paradis fiscal à combattre sans nuances, c'est-à-dire sans aucune considération sur les excès de la pression fiscale en Europe. Face à lui, Oskar Freysinger invoque la légitimité historique des Etats-Nations, opposée à la technocratie apatride de Bruxelles. En outre, l'idéologie démocratique moderne aurait rendu la guerre impossible entre Etats de droit européens. Ce serait là une réussite, certes tardive mais tangible, du modèle fédéraliste suisse!

Contre les arguments libéraux et fiscaux de Cohn-Bendit, l'argument est habile et contraint le député allemand au Parlement européen, sinon à la nuance, au moins à une certaine mesure dans ses condamnations de la politique bancaire et fiscale suisse. Mais un tel débat ne peut nous mener très loin. Sa portée est essentiellement publicitaire pour les deux personnalités en cause, qui ne cherchaient peut-être guère autre chose…

Il y a une erreur majeure et fondamentale dans l'idée européenne que véhicule Cohn-Bendit: on ne fonde pas un Etat même fédéral, sur les seuls calculs d'intérêts économiques et stratégiques. L'Etat est le produit historique contingent d'un milieu de vie fondé sur des valeurs morales et spirituelles communes et ce sont ces valeurs qui le légitiment en profondeur, lui donnent ses racines avant même qu'il émerge dans l'histoire. Or dans un tel processus, l'Europe de Bruxelles met la charrue devant les bœufs: elle prétend créer un Etat fédéral basé sur le jeu des intérêts financiers à l'échelle mondiale. Or la réalité nous prouve quotidiennement que ces jeux, notamment par le phénomène des délocalisations d'entreprises supranationales, ont trouvé dorénavant leur parfaite autonomie et donc que si une Europe fédérale est théoriquement concevable, ce ne pourrait être que celle des affaires, de la non-croyance institutionnalisée, d'une morale à géométrie variable et du triomphe des idéologies mises au service d'intérêts occultes, autrement dit d'une forme de dictature au sein de laquelle la fiscalité jouera un rôle grandissant.

Mais il y a aussi une autre erreur majeure et fondamentale dans l'idée émise par Oskar Freysinger selon laquelle l'Etat-Nation serait une réalité politique ultime et insurmontable, que menacerait l'idée impériale, idée qu'il estime latente dans les instances européennes et qui expliquerait aussi leur comportement à l'égard de notre pays. L'Etat-Nation est une réalité parfaitement étrangère à la réalité politique helvétique et si elle y trouva néanmoins un écho tardif, ce fut précisément contre le fédéralisme, à la faveur des velléités centralisatrices du radicalisme. La Suisse est le prototype d'un Etat non national. Sa légitimité repose sur le respect de la souveraineté originaire des cantons, et même du point de vue démocratique la Suisse ne doit rien à l'idéologie de ce nom en Europe et particulièrement dans les Etats-Nations, où cette idéologie n'est qu'un substitut aux légitimités dynastiques antérieures. On doit même affirmer que la démocratie en Suisse ne se défend et n'est viable que par le partage de la souveraineté entre la Confédération et les cantons, autrement dit par la négation du caractère absolutiste et unitaire de la notion de peuple commune à l'Europe post-révolutionnaire.

Une telle préoccupation est – faut-il le rappeler? – parfaitement étrangère à la classe politique de l'Union européenne, qui s'attache au contraire à rendre illusoire la souveraineté résiduelle des Etats membres de cette union, sans qu'il y ait pour autant création d'un véritable Etat fédéral européen. Daniel Cohn-Bendit en veut un, certes, mais, dans les circonstances actuelles, cette volonté ne peut déboucher que sur une fiction d'Etat rendant encore plus oppressive la dictature des groupes de pression sur l'ensemble des populations européennes, dictature qui est déjà à l'œuvre d'ailleurs contre l'Europe du sud.

Le peuple suisse sent le danger et la menace que celui-ci fait peser sur sa propre survie politique et sociale. C'est néanmoins faire fausse route que d'imaginer une Europe fédérale selon le modèle helvétique. La Suisse reste et restera un cas particulier en Europe. Ses différends actuels avec l'Union européenne témoignent d'une crise d'identité politique qui touche l'ensemble de la classe politique européenne, suisse incluse. Tout ce qui nous distingue et nous sépare encore de l'Union européenne tient à la marge de bon sens et d'autonomie dont dispose encore le peuple suisse par le référendum et l'initiative. Le jour où, de l'extérieur, on s'en prendra à ces garde-fous, l'Union européenne révélera enfin son vrai visage: une version libérale de l'Union soviétique. Le salut de notre pays consistera alors à affirmer une dissidence politique sans concession.

Michel de Preux

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