De l’invention à la subversion
On imagine volontiers les grands inventeurs comme des génies modestes, comme des gens passionnés par leurs recherches plus que par la promotion de leur image. Peut-être se trompe-t-on. Peut-être Archimède s’est-il entraîné des dizaines de fois à crier «Eurêka!» devant un miroir avant de trouver une pose flatteuse. Peut-être les frères Lumière se filmaient-ils eux-mêmes lorsqu’ils inventaient le cinématographe. Peut-être Einstein a-t-il effectué une étude de marché pour savoir comment sa formule e=mc2 serait reçue dans le grand public. Mais on préfère généralement penser que ce n’était pas le cas, car – surtout chez nous – on n’aime pas beaucoup ceux qui se mettent trop en avant et dont on soupçonne que leur fierté est inversement proportionnelle à leur apport réel au progrès de l’humanité.
C’est sans doute cela qui nous dérange, nous et de nombreuses autres personnes, dans Solar Impulse, l’avion solaire révolutionnaire et anglophone de Bertrand Piccard. Dans les films de promotion, on voit davantage, en gros plans et sous toutes les coutures, les faces jubilatoires de M. Piccard et de son associé – et accessoirement des gens qui inventent pour eux – que l’avion lui-même.
Mais le problème va au-delà de la seule immodestie de ces marchands d’invention. Solar Impulse, squelette à hélices capable de transporter une seule personne sans bagage à environ 50 km/h pendant toute une nuit, mais qui vole en pièces détachées dans un Boeing 747 pour aller aux Etats-Unis, apparaît – tout comme le ballon du précédent exploit de M. Piccard – moins comme un nouveau moyen de se déplacer que comme la mascotte d’un «projet de société»: le développement durable, la lutte contre la pollution, la réduction des besoins énergétiques, mais aussi la nécessité de «changer le monde» et de «penser autrement». Brisez vos tabous et faites table rase du passé! Plus qu’un avion révolutionnaire, Solar Impulse est un avion qui sert à faire la révolution. L’équipe au look cool soigneusement étudié est là pour susciter le rêve d’une humanité responsable sur une planète sympa. On se croirait dans le film Home de Yann Arthus-Bertrand, dans la doucereuse torpeur moralisatrice de la nouvelle religion écologico-pacifiste qui vénère la Déesse Terre et voudrait ramener l’«humain», sans distinction de sexe, de race ou de foi, à l’état de végétal discret, docile et souriant dans un monde sans nations et sans passions.
Heureusement, la réalité résiste: sur la base de Payerne, à côté du temple de Solar Impulse, les F/A-18 Hornet et les F-5 Tiger continuent à décoller dans un vacarme assourdissant pour s’entraîner à la guerre. De l’avion solaire, on préférera retenir de nouvelles technologies plutôt que des rêveries dépassées.
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