Une certaine idée d'eux-mêmes
Les mauvais esprits se sont abondamment gaussés du brusque changement de ton et de la gêne perceptible de la classe médiatico-politique française après qu’il s’est avéré que le tireur fou qui avait attaqué les bureaux d’une chaîne de télévision, d’un journal et d’une banque, blessé grièvement un journaliste, pris un automobiliste en otage et semé la panique à Paris pendant plusieurs jours, n’était pas un «homme de type européen», comme tous les signalements de police l’affirmaient, et encore moins un extrémiste de droite capable d’agresser une ministre guyanaise à coups de bananes, comme certains l’espéraient sans doute, mais un Algérien anarcho-révolutionnaire obsédé par la lutte contre le capitalisme et le fascisme et qui s’était déjà illustré il y a bientôt vingt ans comme complice d’une agression meurtrière contre la police.
Au départ de l’affaire, les blogs et les réseaux sociaux grouillaient de commentaires sarcastiques: «Cette fois vous ne pouvez pas accuser les Arabes, hein!» Lorsqu’on a appris quelques heures plus tard que l’individu se nommait Abdelhakim Dekhar et se revendiquait de l’ultra-gauche, ça a dû faire mal…
Les médias ont alors commencé à nous décrire un homme mystérieux aux motivations peu claires, voire franchement incompréhensibles.
Incompréhensibles? Tu parles! Ledit Abdelhakim, même s’il semble aujourd’hui un peu fêlé du bocal, n’en reste pas moins un militant emblématique de cette extrême gauche désaxée et violente qui a menacé toute l’Europe dans les années septante et huitante. Et ça, la presse connaît très bien, elle qui a toujours éprouvé tant de compréhension pour les «luttes sociales». Au moment de l’affaire Rey-Maupin, du nom de ces deux jeunes Français tombés sous l’emprise de l’idéologie gauchiste et qui, aidés par Abdelhakim Dekhar, avaient abattu trois policiers à Paris en 1994, il était de bon ton de s’offusquer qu’on puisse relancer le débat sur la peine de mort: tuer des policiers, disait-on, est certes un crime, mais un crime pas plus horrible qu’un autre.
C’est là que les choses deviennent intéressantes – pour ne pas dire ignominieusement indécentes! Car les pontes du journal Libération qui se sont épanchés devant les caméras de leurs confrères, juste après l’attaque de leurs bureaux, ne se sont pas gênés pour affirmer que tirer sur des journalistes était un crime contre la démocratie, et donc un crime beaucoup plus grave que n’importe quel autre crime.
Un éditorial, pondu dans l’urgence et resté en ligne, évoque un «acte odieux, barbare», une «profanation». «Qu’est-ce qu’un journal? Un acteur irremplaçable de la vie démocratique. […] Où naît une démocratie naît, dans son sillage, le sublime tumulte de la presse. Faire feu dans un journal, c’est attenter à la vie d’hommes et de femmes qui ne font que leur métier. Et à une idée, un ensemble de valeurs qui, chez nous, s’appellent République.» Pas un mot en revanche sur les coups de feu tirés par le même individu contre les bureaux de la Société Générale; ça, l’éditorialiste s’en fout.
Quand un type braque une banque ou une station service, c’est pour la rubrique des faits divers; tout au plus est-ce la conséquence malheureuse d’une société trop injuste. Quand les «jeunes» des banlieues caillassent quotidiennement des policiers, des pompiers ou des ambulanciers, c’est aussi pour la rubrique des faits divers; les hommes et les femmes portant l’uniforme ne sont-ils pas là pour servir de défouloirs aux «populations défavorisées»? Mais si un déséquilibré s’en prend aux collaborateurs d’un journal, il commet un sacrilège contre «le sublime tumulte de la presse»! Ce ne sont pas de simples pékins qui sont visés, mais «des hommes et des femmes» qui «font leur métier» – merci pour les autres! – et dont le statut s'apparente peu ou prou à celui du prêtre des sociétés traditionnelles.
Dans un monde véritablement égalitaire, les banquiers, les policiers et les caissières de supermarché ne sauraient prétendre au même degré de dignité que les journalistes.
Pollux
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