C'est pourtant simple!

C’est fou: il y a encore des gens qui ne comprennent pas la différence entre une simple opinion, dont la libre expression est garantie par de nombreuses conventions internationales, ainsi que par la Cour européenne des droits de l’homme, et le délit consistant à émettre des préférences ethniques, ou des doutes sur la réalité historique de certains événements, ou encore des appréciations critiques sur telle ou telle religion. Ces comportements, bien entendu nauséabonds, inadmissibles, négationnistes, fascistes ou nazis, sont pourtant réprimés dans presque tous les pays par un arsenal de lois simples à comprendre. Un juge moyennement intelligent devrait pouvoir s’en tirer.

 

Commençons, mes chers élèves, par quelques exercices pratiques:

 

Casus n° 1: une horde de femelles investit une église en hurlant. L’une d’elles mime un avortement en extrayant d’entre ses cuisses un foie de porc qu’elle jette sur l’autel.

 

C’était facile et vous ne vous êtes pas laissé prendre. Ici, il s’agit évidemment non pas d’un délit, mais de l’exercice licite de la liberté d’expression.

 

J’entends dans l’amphi une voix discordante: les chrétiens présents auraient été choqués et atteints dans leur dignité par des gestes à la fois obscènes et blasphématoires. Argument non recevable, car la dignité des chrétiens n’est nullement protégée.

 

Passons au casus n° 2: une équipe de trente joyeux copains investissent la plate-forme pétrolière Prirazlomnaya dans la mer de Pechora et sont arrêtés par les forces de l’ordre russes. Le vilain dictateur de Moscou les accuse de piraterie, puis de vandalisme. Là encore, vous avez raison, exercice licite du droit de manifester. La détention de ces chérubins «dans des conditions inhumaines» (ipsi dixerunt) prend fin après deux mois par leur grâce. Il était temps!

 

Casus no 3: M. Dieudonné M’Bala M’Bala, était un humoriste aussi longtemps qu’il s’en prenait au racisme ordinaire, celui du petit Blanc à l’endroit des Noirs, aussi longtemps qu’il critiquait la politique coloniale de la France. Juste! Mais attention! Dès le moment où un humoriste antiraciste a l’idée saugrenue de s’en prendre au régime israélien, dont le racisme est avoué et la cruauté démontrée, il n’est plus un humoriste, même s’il fait rire des milliers de spectateurs, mais un propagandiste qui mérite, Philippe Tesson l’affirme, le peloton d’exécution.

 

Plus question de liberté d’expression, même si les spectateurs payants de ses spectacles y viennent en toute liberté et que nul n’est tenu de faire allégeance à toutes les thèses du saltimbanque, ni même de trouver désopilantes la totalité de ses vannes. C’est ignoble et il faut interdire.

 

C’est une question de dignité humaine et aussi de risque d’atteinte à l’ordre public. C’est ainsi que l’inénarrable Manuel Valls, ministricule de l’intérieur, a justifié sa circulaire aux préfets pour les encourager à interdire le spectacle. C’est également cet argument qui a incité le Conseil d’Etat (sorte de tribunal constitutionnel constitué de vieux serviteurs de l’Etat qu’on ne sait plus où caser) à confirmer l’interdiction.

 

On se souvient que M. Valls est celui qui avait fait matraquer et arroser de gaz de paisibles familles qui venaient affirmer leur attachement à un modèle «normal» constitué d’un papa, d’une maman et de quelques enfants. Des manifestants qui portaient des T-shirts ornés de ce modèle avaient été gardés à vue vingt-quatre ou quarante-huit heures. M. Valls est aussi celui qui déclare, grâce à son épouse juive, «être indéfectiblement attaché à Israël».

 

Mes chers étudiants, il ne vous aura pas échappé que la double incrimination est redoutable: l’atteinte à la dignité des personnes et le danger de trouble à l’ordre public.

 

Sur le trouble à l’ordre public, d’abord. Ni M. Dieudonné M’Bala M’Bala ni les spectateurs qui ont payé jusqu’à 450 francs suisses pour l’entendre à Nyon ne pourraient en être responsables. Si trouble il y a, il serait dû évidemment aux autres, ceux qui souhaitent faire taire le comique, et qui auraient beau jeu de montrer que leur présence et leurs provocations ont créé le désordre.

 

Mais nemo auditur propriam turpitudinem allegans. L’argument du danger de trouble est irrecevable pour un spectacle privé et payant. Tout risque de trouble ne peut être qu’exogène et doit être évité, circonscrit par les forces de l’ordre, ou réprimé par le juge.

 

Le grief d’atteinte à la dignité est plus subtil. Peut-on rire de tout? Les Belges (et les Suisses) l’ont cru du temps de Coluche. Les Blondes le supposaient aussi. Mais cela devient de moins en moins vrai. L’humoriste Canteloup a été l’objet d’une plainte pénale pour un sketch sur le conflit rwandais, et un brave homme a dû subir les foudres d’une association anti-raciste pour une blague sur les Italiens1. On ne peut rire des nains ni faire des blagues sur les homos, car ces plaisanteries pourraient blesser leur dignité!

 

Il en va de même avec votre grand-père, mort dans un camp de concentration allemand pendant la dernière guerre. S’il était démontré qu’il n’a pas été gazé (puisque, par hypothèse, les chambres à gaz homicides n’auraient pas existé) mais qu’il est mort du typhus, sa mort serait-elle moins triste et votre dignité en serait-elle atteinte? Sans doute pas, mais un homme de plus de huitante ans a été condamné à trois mois de prison ferme pour avoir soutenu ces thèses considérées en Suisse comme des «incitations à la haine raciale».

 

Mes chers étudiants, je vous sais assez subtils pour avoir découvert la ligne de démarcation, la frontière indicible entre ce qui peut être dit, ce dont on peut rire ou plaisanter, et les sujets tabous.

 

Il y a aussi des lieux qu’on peut profaner et d’autres où on n’accède que couvert ou voilé. Il y a des citoyens, dans toute démocratie, qui sont plus protégés que d’autres. En y réfléchissant un moment, vous allez trouver, c’est assez simple!

 

Claude Paschoud

 

NOTES:

1 Pourquoi les Italiens sont-ils de petite taille? Parce que leurs parents leur ont dit qu’ils devraient travailler quand ils seraient grands

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