La Russie dans le piège ukrainien
Au matin du 24 février 2022, la Russie a lancé une attaque de grande envergure sur l'Ukraine, par l'est depuis le Donbass, par le nord depuis la frontière russe et biélorusse, et par le sud depuis la Crimée et la mer Noire. Cette attaque a sidéré le monde, et en particulier l'Europe, qui vivait dans l'illusion que la guerre appartenait à un lointain passé et qu'elle n'était plus concevable dans nos sociétés modernes.
Les Etats occidentaux ont réagi de la manière dont ils avaient promis de réagir: en condamnant en des termes extrêmement durs une agression injustifiée et «non provoquée», et en déclenchant un colossal dispositif de sanctions visant à mettre la Russie au ban des nations dites civilisées, à la couper complètement de l'Europe occidentale (fin des échanges commerciaux, fin des échanges financiers, fin des liaisons aériennes) et à la briser économiquement et socialement, elle et sa population – dans l'espoir, sans doute, que cette dernière se révolte contre le pouvoir en place.
On retiendra que les discours des dirigeants occidentaux ont lourdement insisté sur cette expression d'«agression non provoquée» – probablement pour dissuader quiconque de rappeler toutes les provocations occidentales qui ont rendu possible l'escalade du conflit ukrainien. Tout comme la Russie, les Etats occidentaux réglementent soigneusement les narratifs autorisés et les termes dans lesquels il est permis de parler de la guerre.
Des objectifs inatteignables
L'attitude occidentale est horripilante et hypocrite, surtout quand on songe à la parfaite indifférence affichée depuis huit ans à l'égard de la guerre du Donbass et de ses treize mille victimes (selon les sources les plus prudentes). Mais ce constat sévère ne doit pas nous empêcher de porter un regard au moins aussi sévère sur l'offensive menée par la Russie, offensive qui apparaît aujourd'hui catastrophique et incompréhensible, y compris aux yeux de ceux qui ont admiré la politique menée par Vladimir Poutine depuis une vingtaine d'années.
En effet, quiconque aime le monde slave ne peut que ressentir une infinie douleur en voyant des Russes et des Ukrainiens se battre à mort, en voyant des villes ukrainiennes sous le feu des bombes, et en voyant des centaines de milliers de personnes obligées de fuir leur pays. Y a-t-il un intérêt supérieur qui justifie une telle guerre fratricide, un tel gâchis? Quel résultat la Russie espère-t-elle obtenir?
Le pouvoir russe affirme vouloir «dénazifier» l'Ukraine. Certes, il y a des milices d'extrême-droite, mais celles-ci ne tiennent pas tous les leviers du pouvoir et leur présence n'est pas ressentie comme une oppression par la majorité de la population, raison pour laquelle cette dernière n'accueille pas les soldats russes en libérateurs. On peut au contraire se demander si les combats actuels ne risquent pas de renforcer la popularité et la légitimité desdites milices.
Le pouvoir russe semble vouloir renverser le gouvernement ukrainien. Et ensuite? Un nouveau gouvernement «pro-russe» ne pourra pas se maintenir seul face à une population qui lui sera hostile, et cela obligera alors les troupes russes à rester durablement à Kiev, en affrontant elles aussi l'hostilité permanente et vindicative de la population. Maintenant que le sang a tragiquement coulé entre les deux pays, on ne voit hélas plus aucune possibilité de coexistence pacifique.
Le seul objectif rationnel que la Russie puisse obtenir, c'est d'empêcher l'Ukraine de rejoindre l'OTAN – tant que les troupes russes se maintiendront en place. Mais on voit déjà que l'Alliance atlantique tire prétexte des événements actuels pour étendre son ombre sur la Finlande et la Suède. Ainsi, la Russie qui espérait maintenir l'OTAN à distance va l'avoir deux fois plus près et deux fois plus vite. Drôle de succès.
Un piège? Un égarement?
Parallèlement, les sanctions occidentales vont rapidement affaiblir la Russie. Tout le chemin parcouru depuis vingt ans pour retrouver une position forte, intérieure et extérieure, risque d'être anéanti. Même si la Russie parvient à s'en sortir en se tournant vers la Chine et l'Asie, elle se verra tout de même durement et durablement coupée de l'Europe occidentale, au sein de laquelle se trouve pourtant son origine culturelle.
Enfin, il faut rappeler qu'on comptait sur la Russie pour assurer l'existence d'un monde multipolaire et pour offrir l'exemple et l'espoir d'un modèle de société différent de celui qui prévaut en Occident. Or, on a le sentiment que tout cela risque désormais de disparaître dans la tourmente, en laissant nombre d'Européens orphelins de leurs rêves.
L'avenir dira si nos craintes sont fondées ou non; il n'empêche qu'à l'heure actuelle l'opération russe ressemble à un énorme ratage. Certains se demandent si Poutine n'est pas tombé dans un piège que lui tendait l'OTAN – et il est probable en effet que les états-majors atlantistes se frottent aujourd'hui les mains en voyant la Russie en difficulté. Mais imagine-t-on Poutine tomber dans un piège?
Certains affirment – nous ignorons toutefois si cela est vrai ou s'il s'agit d'une médiocre thèse complotiste – que Poutine a été le chef d'Etat qui s'est le plus isolé face au coronavirus, qu'il a passé presque deux ans au fond d'un bunker en ne voyant que très peu de monde, et que cela pourrait avoir altéré ses facultés intellectuelles. En conclura-t-on un jour que cette fichue peur du Covid a été responsable de l'invasion de l'Ukraine?
Pollux
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