Un Conseil fédéral héroïque
Nous le savons, il y a deux conceptions de la neutralité suisse. Il y a celle qui se fonde sur le droit, pris au pied de la lettre, et qui permet de démontrer que, en fait, la Suisse ne viole jamais la neutralité, même quand elle joue les pères fouettards en compagnie de la «communauté internationale». C'est la vision du Conseil fédéral. Et puis, il y a celle, assez couramment admise chez les gens sensés, qui consiste à ne se mêler en aucune manière des affaires des autres Etats, à moins que ceux-ci n'aient expressément demandé à bénéficier des bons offices de la Confédération, services qui ne consistent évidemment pas à décréter des sanctions contre qui que ce soit.
Pour défendre sa position, dans le cas du conflit d'Ukraine, le Conseil fédéral s'est lancé dans la voie de la moralisation. Le 28 février, lorsqu'il a annoncé que la Suisse se joindrait aux sanctions de l'Union européenne contre la Russie, il a déclaré solennellement, par la voix du chef du Département des affaires étrangères, et accessoirement président de la Confédération, Ignazio Cassis: «Faire le jeu d'un agresseur n'est pas neutre.»1
Quelle grandeur dans cette courte phrase! Quelle hauteur de vue! La «communauté internationale» en a été tout éblouie.
Hélas! Si regrettable que ce soit, faire le jeu d'un agressé n'est pas neutre non plus, car être neutre, c'est ne faire le jeu de personne.
Il est bien fâcheux que le Conseil fédéral ne s'en soit pas avisé, mais il a des excuses: on sait que la pandémie a requis de sa part un très gros effort de réflexion, qui a affecté quelque peu son entendement.
Il a donc jugé nécessaire, toujours par l'intermédiaire de M. Cassis, d'aggraver son cas, ce qui nous a valu, le 19 mars sur la Place fédérale, un spectacle fort étrange: le président ukrainien, s'adressant à la Suisse – sur grand écran quand les problèmes techniques ont été résolus – devant quelques milliers de personnes et profitant de l'occasion pour se mêler de nos affaires; le président de la Confédération tutoyant son pote Zelensky et prononçant un discours dégoulinant de bons sentiments.
La veille, l'omniprésent M. Cassis avait fourni une tribune, publiée dans sa version francophone par Le Temps2, dont le discours du 19 mars s'inspirait largement. Je vous en livre les passages les plus savoureux:
Alors que la confrontation entre démocratie et barbarie atteint des sommets, le monde libre réagit avec une impressionnante cohésion.
Cette guerre est mue par une folie dévastatrice qui fait voler en éclats tous les principes et les valeurs de notre civilisation.
Neutralité ne signifie pas indifférence.
Nous devons donc, avec toute la modestie d'un petit Etat comme le nôtre, nous mobiliser aux côtés des acteurs de la politique mondiale de sécurité.
Tout en soutenant les sanctions de manière solidaire, nous pouvons ouvrir la voie au dialogue, proposer des solutions, encourager cette voie diplomatique qui a fait notre réputation dans le monde entier.
Il nous faut défendre vaillamment et sans relâche la liberté et la démocratie. Cela a un prix. Un prix que la Suisse est prête à assumer.
Où le Conseil fédéral a-t-il pêché l'idée que la Suisse, c'est-à-dire l'ensemble de ses habitants, est prête à se sacrifier pour que fleurissent la liberté et la démocratie dans d'autres pays?
Pourquoi tient-il ce discours pour la première fois, alors que sévissent constamment dans notre monde des guerres violant la liberté, la démocratie, ainsi que «tous les principes et les valeurs de notre civilisation»?
Moraline, manichéisme, fausse modestie, prétention, aveuglement et phrases creuses: c'est ainsi que le Conseil fédéral se couche devant la «communauté internationale», qui, selon toute probabilité, ne lui veut même pas de bien et ne verra dans son alignement que mollesse, servilité et abdication.
Si nos sept sots sont si portés à la démission, pourquoi ne commencent-ils pas par abandonner leur fonction?
Mariette Paschoud
1 https://www.20min.ch/fr/story/le-conseil-federal-sexprime-a-14h30-sur-lukraine-887093193655.
2 https://www.letemps.ch/opinions/ignazio-cassis-suisse-un-pays-lequel-on-compter
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