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Un officier de renseignement

Dans ce café au milieu du marché, le major Hagop Zinn Funk-Ferencz (H) me rejoint et s'identifie1. Il paraît chez lui. Nous ne sommes pas en Europe. Nous usons d'une langue tierce dont j'adapterai certains termes dans la présente traduction. De ses propos, je devrai me résoudre à ne conserver que l'essentiel en sabrant dans la rhétorique. Il accepte.

M: – Pourquoi avoir voulu me rencontrer?

H: – Parce qu'il m'arrive de lire le Pamphlet. Nous lisons tout.

M: – Un officier de renseignement (OR) sort de l'ombre... Ce ne peut être par soif de reconnaissance? (Un bref sourire pour toute réponse. Je change donc mon angle d'attaque.) Comment êtes vous devenu OR?

H: – Par décision d'en haut sur la base de certaines prédispositions, mais aussi parce que j'ai su me «placer».

M: – Vous «placer» comment? Et quelles prédispositions?

H: – Je me suis signalé au cours de mon école d'officiers pour avoir été le seul, dans un contexte d'exercice de résistance à une occupation, à être parvenu à m'évader – pour avoir pris, contre les ordres, les précautions qu'il fallait – et à avoir causé la neutralisation de celui-ci parce que le véhicule que j'avais «volé» contenait l'ensemble de son scénario. Certains ont dû y voir quelque prédisposition... Des années plus tard – j'étais alors commandant d'unité – je passais par hasard par les bureaux de la division, lorsqu'un symbole sur une carte a attiré mon regard. J'en ai tiré les déductions qu'il fallait pour être le seul à prendre, en la justifiant, la bonne décision au jeu de guerre suivant; avec quelques autres petites choses; et plus tard une tendance à voir venir très en avance des guerres qu'il ne fallait pas voir venir… ni faire, non plus… ça a dû suffire à ma requalification...

M: – Vous avez été formé en brûlant les étapes; promu dans la foulée et d'élève vous passez aussitôt formateur. Quelles sont, à votre avis, les qualités à rechercher pour un futur OR?

H: – Un «défaut» essentiel: la curiosité. A quoi j'ajouterai: la clarté d'esprit; la promptitude à saisir l'occasion; ce don étrange de se trouver au bon endroit, au bon moment avec les sens en éveil; l'absence totale de préjugés pour l'analyse comme pour la synthèse et la triple résignation d'accepter les refus et de n'être jamais rien d'autre qu'une cassandre inconnue toujours malvenue chez le chef dont vous gâchez le bel ordonnancement… même s'il advient qu'il vous estime; le courage, enfin, de savoir conclure et la chance de pouvoir conclure juste, sachant que vous n'avez – par définition – aucun droit à l'erreur. (Une pause, puis il ajoute)…Une culture d'«honnête homme» est un avantage et l'art de l'imagination jugulée aussi. Dans notre fonction, le temps de réaction est capital. Un bon OR doit donc se restreindre à rechercher la justesse en laissant la justice au naïf, l'exactitude au vétilleux et la vérité au métaphysicien – ces deux derniers ont le temps pour eux et leurs erreurs ne se paient pas en milliers de morts. Avoir en sus un instinct fiable est un atout.

M: – Un conseil, pour les futurs OR?

H: – Soyez sans sentiment et efforcez-vous d'être l'ennemi… sans vous tromper d'ennemi. J'avais coutume de présenter à mes élèves le recadrage célèbre d'une photo qui montrait un soldat paraissant ajuster de son fusil une femme qui lui tournait le dos et tenait un enfant serré contre elle comme pour le protéger. Leur émotion calmée, je leur demandais le nombre de personnes à considérer… Très rarement, le plus fin ajoutait le photographe. Je leur expliquais alors qu'indépendamment du fait qu'il puisse s'agir d'un cliché pris sur le vif ou du produit savamment patiné d'une mise en scène il fallait aussi considérer l'appareil de photo; le seul à être objectif parce que LUI n'avait pas d'intention. Je leur faisais observer qu'ils avaient tous commencé à interpréter la scène au gré de leurs émotions et de leurs conditionnements avant que de réfléchir… Je leur montrais ensuite la dizaine de recadrages différents de ce cliché et pourquoi, selon moi, il s'agissait d'une mise en scène. Trouver ensuite le but à l'origine du document était un jeu d'enfant… Cette faiblesse de l'émotivité, je la trouve parfois jusque chez ces «encombrants» chercheurs dont vous défendez – à juste titre – le droit à l'étude, et à la libre expression de leurs observations et de leurs conclusions. C'est dommage. La plupart, enfin, des hommes de bonne volonté sont habités par cette funeste soif de reconnaissance que vous avez évoquée. J'y vois la cause essentielle de l'atomisation de leurs efforts… pour la plus grande satisfaction de ceux qui ne les aiment pas.

Sur ces mots, avec un dernier sourire, il prend congé, se lève et se perd aussitôt dans la foule. Il va être midi. Je me demande encore si j'ai rêvé.

Max l'Impertinent

 

1 Qui étais-je pour lui dire que je ne le croyais pas plus Hongrois qu'Arménien?

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